Critique Livre
Mai 68, ou la saga de baby-boomers, publié dans Libération
L’ex-sénateur Henri Weber était aux premières loges lorsque les événements de mai commencent. Le trotskisme mène à tout, à condition d’en sortir…
Quand on est né à Leninabad au Tadjikistan et qu’on devient, in fine, sénateur de la Seine-Maritime, après avoir manqué de renverser le pouvoir gaulliste un certain mois de mai 1968, animé pendant quinze ans la saga honorable du trotskisme à la française et vécu de l’intérieur celle du socialisme européen, on a quelque chose à raconter sur la politique et sur la vie. Tous ceux qui s’intéressent un tant soit peu à l’histoire contemporaine de la France et de la gauche liront donc les souvenirs d’Henri Weber. En ces temps d’anniversaire, il donne sur Mai 68, dont il fut l’un des animateurs, un des témoignages les plus justes. Il conte surtout d’une plume teintée d’humour et de générosité, comme le personnage, la saga d’une génération de baby-boomers nourris de mythologie révolutionnaire et qui, à l’âge de raison, ont compris qu’en démocratie, plutôt que de rêver sans fin à l’avènement brutal d’un autre monde, il faut mieux s’efforcer de rendre celui-ci meilleur.
Né d’une famille juive rescapée des «terres de sang», cette Europe de l’Est ravagée par le nazisme et le stalinisme, réfugiée dans la partie soviétique de la Pologne pour échapper à Hitler, et néanmoins déportée par les mêmes Soviétiques à Arkhangelsk en Russie, puis à Leninabad, Henri Weber arrive en France juste après la guerre, selon le vœu de son père horloger qui voyait dans la République qui avait réhabilité Dreyfus un havre d’espoir et de sécurité. La méritocratie française fait le reste : à 18 ans, muni de son bac et d’un costume commandé auprès d’un bon faiseur du Carreau du Temple, le jeune Henri entre à la Sorbonne au milieu de l’admiration familiale. Las ! Il s’inscrit aussitôt à l’Union des étudiants communistes (UEC), chez les staliniens honnis, alors que son père était depuis toujours proche du Bund, le parti socialiste juif du «Yiddishland». Mais l’UEC est à ce moment «l’endroit où ça se passe». Autour du journal Clarté, une escouade de jeunes gens brillants et actifs est en lutte contre la direction thorézienne, recherchant dans les livres et un air du temps très rouge des voies nouvelles vers la révolution socialiste.
L’UEC sera le laboratoire politique de 68, d’où partiront les rameaux divers de l’extrême gauche des années 70. Avec Alain Krivine, Henri Weber en tient pour la version «frankiste» du trotskisme, moins sectaire et moins ridicule que les croisés solennels du lambertisme ou les moines-soldats de Lutte ouvrière. Devenu la tête pensante de la petite organisation, Weber se retrouve aux premières loges quand commence Mai 68. Contre les idéologues des autres groupuscules, qui veulent quitter le Quartier latin pour les usines, il impose les seuls gestes tactiques que les leaders réussiront à mettre en œuvre : s’appuyer sur la jeunesse et les étudiants pour déclencher un mouvement de solidarité dans la classe ouvrière. Le reste suit comme par miracle et les jeunes anciens de l’UEC pris de vertige constatent que leur petite mèche a allumé un incendie énorme. Aujourd’hui, Weber le sociologue tire les leçons de cet événement sans pareil, étrange et enthousiasmant, avec «17 thèses» sur 68 qui forment la meilleure synthèse des réflexions et des recherches menées depuis.
Avec Krivine, Bensaïd et les autres, Weber s’attelle ensuite à la «construction du parti révolutionnaire» selon les enseignements du prophète à lorgnons dont il se veut l’héritier libre et érudit, en participant parallèlement à l’édification de l’université de Vincennes, cette abbaye de Thélème des soixante-huitards recyclés dans le savoir. S’ensuivent dix ans de luttes militantes et intellectuelles qui traversent l’histoire de l’extrême gauche française, austère et virulente, prise en tenailles entre le foisonnement culturel de l’après-68 et la montée de la gauche réformiste qui a su habilement se rénover en reprenant une partie des thèmes de Mai.
Le trotskisme mène à tout, à condition d’en sortir. Après une décennie de combats fervents, vient l’apostasie. Weber constate qu’aucune des prévisions émises par les trotskistes au nom d’une doctrine à prétention scientifique ne s’est réalisée. Les peuples du tiers-monde sortent de la misère non par la révolution socialiste mais par un effort d’adaptation au marché mondial ; les prolétariats européens ignorent pour l’essentiel les mots d’ordre radicaux de l’extrême gauche et communient à une démocratie sociale qui leur semble la meilleure voie pour améliorer leur condition ; le naufrage de plus en plus visible des expériences communistes attaque au cœur l’étatisme de la doctrine révolutionnaire et ruine l’idée chère à Trotski d’une évolution «conseilliste» des pays du socialisme réel.
Petit à petit, comme il le raconte dans une des meilleures parties du livre, Weber devient une sorte de trotskiste churchillien, découvrant que la social-démocratie est le pire des régimes, à l’exception de toutes les autres utopies de la gauche. Peut-être parce que ce projet jamais achevé est le plus humain : imparfait, faillible, souvent décevant, mais opiniâtre à soutenir la cause éternelle des réprouvés. Ceux que le fils d’une famille bundiste revenu à ses origines s’est efforcé, tout au long de cette histoire, de défendre.
HENRI WEBER REBELLE JEUNESSE Robert Laffont 288 pp., 19€.