Le fond de l'air est rose publié dans Libération
Comment se présente le paysage idéologique français le PIF en cette veille d'élection présidentielle ? «La France a basculé à droite, se réjouissent les leaders de l'UMP, la droite domine idéologiquement et politiquement.» Ce diagnostic partiel et partial n'est corroboré ni par les urnes ni par les enquêtes d'opinion.
Les socialistes ont gagné spectaculairement les élections régionales (20 régions sur 22) et européennes (30 % des suffrages) en 2004. La droite libérale a perdu, non moins spectaculairement, le référendum du 29 mai 2005. Les enquêtes d'opinion attestent, certes, qu'une majorité de Français aspire au respect de la loi et au rétablissement de l'autorité de l'Etat. Comment en serait-il autrement au terme des «années Sarkozy», qui ont vu la montée des violences contre les personnes et l'embrasement des banlieues ? Mais cette aspiration ne signifie pas que les Français souhaitent un retour à l'ordre moral répressif d'avant Mai 68, et encore moins à l'exercice autoritaire du pouvoir. 61 % d'entre eux se prononcent contre le rétablissement de la peine de mort, 78 % pensent que «l'homosexualité est une manière acceptable de vivre sa sexualité» ; 66 % sont favorables au vote des étrangers non européens aux élections locales (1). La demande de règles et d'autorité n'est pas en soi le signe d'un «virage à droite» du corps électoral. Tout dépend de l'ordre espéré, et pour l'immense majorité des électeurs, il s'agit de l'ordre démocratique et républicain.
Les enquêtes d'opinion attestent surtout de l'attachement des Français aux institutions de la «société solidaire». Les valeurs traditionnelles de la gauche : égalité, laïcité, justice sociale, liberté mais liberté intégrée à l'idéal égalitaire sont plébiscitées. Il en va de même des institutions, que la gauche défend pour donner corps à ses valeurs : la retraite par répartition, l'accès égal et gratuit aux soins, l'école «laïque, gratuite et obligatoire», la Sécurité sociale, les services publics, l'Etat social actif garant de la croissance et de la redistribution équitable de ses fruits... Près des deux tiers des Français se déclarent hostiles à la diminution de l'allocation chômage, à la suppression de l'ISF, au non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux partant à la retraite, à la mise en place d'une franchise non remboursable pour les dépenses de Sécurité sociale... Ils ont soutenu, dans la même proportion, les grèves et les mouvements sociaux qui ont rythmé le quinquennat de Jacques Chirac : mobilisations contre la réforme Fillon sur les retraites (mai-juin 2003), contre la réforme de l'assurance maladie (juin 2004), contre le contrat première embauche (CPE, printemps 2006). Les Français sont, certes, massivement favorables à la liberté d'entreprendre et à l'économie de marché (2). 69 % souhaitent que l'Etat accorde plus de libertés aux entreprises. Là est la limite de l'influence de l'extrême gauche anticapitaliste. Mais ils sont hostiles au libéralisme économique, qui veut réduire l'intervention de l'Etat dans la vie économique et sociale. Ils restent attachés à «l'économie mixte», chère à François Mitterrand : une économie de marche régulée, corrigée, stimulée par l'intervention de la puissance publique et la négociation entre partenaires sociaux. S'ils admettent la nécessité de réformer l'Etat-providence, ils refusent tout ce qui pourrait l'affaiblir.
L'attachement à l'Etat républicain et à la société solidaire structure l'idéologie dominante en France, en ce début du XXIe siècle. La droite libérale et autoritaire le sait bien, qui avance masquée : Sarkozy cite Blum et Jaurès, stigmatise les patrons voyous, chante l'Europe sociale. Bayrou espère Dominique Strauss-Kahn à Matignon. Même Le Pen croit habile de commencer sa campagne à Valmy. Tous s'approprient les propositions jugées électoralement rentables de la gauche la Sécurité sociale du travail, par exemple pour brouiller ou nier les clivages. Certes, la xénophobie, le racisme, l'antisémitisme, le national-populisme ont progressé aussi. En présentant l'immigration comme une menace contre notre identité nationale et notre sécurité publique, Nicolas Sarkozy fait le jeu de Le Pen. «Les électeurs préféreront toujours l'original à la copie», radote, non sans raison, le chef du FN. A la poussée à gauche en faveur d'une république solidaire s'oppose une poussée à droite en faveur de la «préférence nationale», du retour de «l'ordre moral», du démantèlement du «modèle social français». Mais ce second mouvement reste minoritaire : le fond de l'air est rose. Reste à traduire cette hégémonie idéologique de la gauche réformiste dans les urnes. Ségolène Royal sera au second tour. Plus son score sera élevé le 22 avril, plus ses chances de l'emporter le 6 mai seront fortes.
(1) Enquête Ifop pour le Cevipof (Centre d'étude de la vie politique française) et le ministère de l'Intérieur, février 2007.
(2) Enquête TNS Sofres pour leNouvel Observateur et la Fondation Jean-Jaurès, mars 2007.
Henri Weber