L'avènement de la génération réaliste publié dans Libération
Les «événements» de mars vont marquer profondément et durablement la société française. Une nouvelle génération politique est née, et elle est née à gauche. A force de répéter que ce mouvement social n'a rien à voir avec celui de Mai 68, on finit par occulter ce qu'ils ont en commun. Aujourd'hui comme alors, un soulèvement de la jeunesse scolarisée a entraîné une mobilisation massive et unitaire des salariés, et précipité une crise politique au sommet de l'Etat.
Certes, les contenus idéologiques et politiques sont différents. Les étudiants et les lycéens mobilisés ne remettent pas radicalement en cause notre société, au nom d'une utopie généreuse et chimérique. Ils souhaitent, au contraire, trouver toute leur place dans cette société : un emploi, un logement, un avenir. Ils ne défilent pas au son de l'Internationale derrière une forêt de drapeaux rouges en brandissant les portraits des grands ancêtres. Ils refusent ce qui leur paraît être une discrimination injuste contre les jeunes, au nom de la devise inscrite au fronton de leurs établissements : «Liberté, Egalité, Fraternité».
Leur mouvement n'est pas révolutionnaire mais réformiste, pas utopique mais réaliste, pas violent mais pacifique. Les violences exercées par les casseurs ou l'ultragauche, en marge des cortèges, suscitent la réprobation et l'indignation des manifestants. «C'est un mouvement conservateur, refusant toute réforme», disent ses détracteurs. «Un mouvement corporatiste, défendant les intérêts des futurs cadres et salariés qualifiés des centres-ville contre la jeunesse déshéritée des cités.» Le mouvement ne défend pas le statu quo et encore moins des intérêts particuliers : la jeunesse scolarisée se mobilise contre la société de précarité généralisée que les gouvernements de droite nous préparent sous couvert d'adaptation à la nouvelle économie mondiale. Elle se mobilise contre le démantèlement du code du travail dont le CPE, après le CNE, constitue une étape. Elle s'affirme pour une société de solidarité et de sécurité où la loi protège les plus faibles contre l'arbitraire des puissants. Elle défend une conception exigeante de la démocratie et de la République, une démocratie qui garantit à chacun des droits civils, politiques, économiques et sociaux.
C'est pourquoi ce mouvement a réalisé aisément sa jonction avec les salariés et leurs organisations. Les commentateurs qui ont ironisé sur le fait que, dans les grandes manifestations, se côtoyaient les «jeunes en galère» et les salariés protégés de la fonction publique et des grandes entreprises privées n'ont rien compris : ce qui fait l'unité de la jeunesse et des salariés, c'est le refus de la précarisation généralisée des travailleurs, l'attachement au modèle social français et à l'idéal républicain humaniste de civilisation. Le retrait du CPE donnerait un coup d'arrêt à la politique de déréglementation sociale de la droite et constituerait un point d'appui pour une modernisation négociée et solidaire de nos rapports sociaux.
Le gouvernement Chirac-Villepin cherche à diviser et à discréditer le mouvement, en exploitant les violences et le vandalisme des queues de manif, que les médias relaient complaisamment. Il espère retourner l'opinion, aujourd'hui encore très favorable, mais qui ne supportera pas les désordres. «Après Mai 68, il y a eu juin 68», se souvient ce vieux soixante-huitard de l'autre côté de la barricade qu'est Jacques Chirac. Dans l'état d'exaspération où se trouve la société française depuis 2002, cette «stratégie de la tension» serait irresponsable et extraordinairement risquée.
Le mouvement étudiant et les syndicats sauront préserver leur unité et conserver le soutien de l'opinion. La jeunesse ne retrouvera pas le chemin des salles de cours si elle a l'impression que le pouvoir continue à finasser. La seule solution raisonnable est de retirer le CPE et d'ouvrir une négociation avec les syndicats et les organisations de jeunes sur la lutte contre le chômage en général et le chômage des jeunes en particulier. Mais, pour cela, il faudrait que le Président cesse de gouverner pour «convenance personnelle» et se préoccupe de l'intérêt de la France et de celui des Français. Espérons que le rapport de force qui s'est affirmé hier dans la rue et qui se profile demain dans les urnes parviendra à l'en persuader.
Quoi qu'il en soit, une génération politique a fait irruption sur la scène française et pour longtemps. Dans son code génétique, il y a le refus de la précarité comme moyen d'adaptation à la modernité et l'attachement à la solidarité comme condition de cette adaptation. L'idéal d'une démocratie accomplie, c'est-à-dire d'une démocratie participative et sociale. En cela, son combat s'inscrit dans le droit-fil de Mai 68.
Henri Weber