Sortir de la crise européenne publié dans Libération

Après le 29 mai, la bataille du référendum continue. Les ultras oui-ouistes refont le match. Sourds et aveugles au sens du scrutin, désireux avant tout de prendre leur revanche, ils se complaisent dans le catastrophisme : l'Europe se meurt, l'Europe est morte, entend-on de toute part, et c'est la faute aux Français. «S'ils avaient ratifié la Constitution, il n'y aurait pas eu de crise en Europe», affirment Valéry Giscard d'Estaing et les leaders de la droite.

A défaut de pouvoir dissoudre le peuple, selon la boutade de Bertolt Brecht, au moins entendent-ils lui faire honte, pour l'amener au repentir et le détourner des mauvais bergers. Il n'y aura ni «plan B» ni renégociation, ajoutent-ils . Ce sera la Constitution de Bruxelles ­ revotée ? ­ ou le traité de Nice pour l'éternité.

Toutes ces allégations sont fausses. En réalité, la crise de la construction européenne précède, et depuis longtemps, le non français au référendum. Les ultras du oui inversent l'ordre des causes et des effets. C'est la profondeur et la durée de cette crise qui expliquent l'ampleur du non français (et néerlandais...) et non l'inverse. Cette crise est économique : l'Union européenne est une zone de croissance faible et de chômage élevé, frappée par la désindustrialisation et les délocalisations, sans que les autorités européennes jugent utile d'intervenir. Elle est aussi sociale : directive après directive, la Commission européenne s'efforce d'acclimater sur notre continent le modèle anglo-saxon de capitalisme. Elle est identitaire et démocratique : depuis dix ans le Conseil européen s'est lancé dans une politique d'élargissements continus, sans consultation populaire ni réforme préalable des institutions.

Le blocage du budget européen, au sommet des 16 et 17 juin, illustre cet ordre des causes et des effets. Tous les ingrédients de la crise budgétaire étaient réunis avant notre référendum : la volonté de Jacques Chirac et de cinq de ses homologues, dont Tony Blair, de réduire à 1 % le budget de l'Union, malgré l'adhésion de 10 nouveaux Etats membres ; l'intransigeance des Britanniques sur leur chèque ; les revendications des Espagnols et des Italiens pour leurs aides régionales, celles des Néerlandais, des Allemands, des Suédois, pour la baisse de leur contribution...

Il y a de multiples raisons à l'ample victoire du non le 29 mai, mais le rejet de la passivité économique de l'Union européenne, de sa dérive libérale et de sa fuite en avant territoriale a joué un grand rôle.

Les Français n'ont pas été «trompés», ce ne sont pas des veaux. Les 8 millions d'électeurs de gauche qui ont voté non ont voulu affirmer, dans leur majorité, leur volonté de réorienter la construction européenne dans le sens d'une Europe plus volontaire, plus sociale, plus démocratique. Plutôt que de chercher à les culpabiliser en les rendant responsables de la crise, mieux vaudrait entendre leur message et s'efforcer d'y répondre par des propositions concrètes.

N'en déplaise à VGE, l'enlisement dans le statu quo n'est nullement inévitable, et encore moins le «délitement nationaliste» que nous promettent ceux qui érigent leur pessimisme en vision du monde.

Le traité de Nice n'est pas le dernier texte que l'Union européenne aura produit, d'autres lui succéderont. Il y aura renégociation dès que la période de ratification, prolongée de un an, sera achevée. Le besoin d'Europe est redevenu impérieux, nul n'est assez niais pour penser que, dans le monde d'Etats-continents dans lequel nous sommes entrés, les vieilles nations européennes peuvent s'en sortir chacune séparément. Nous surmonterons la crise actuelle comme nous avons su surmonter les précédentes. Cette crise doit permettre une prise de conscience : on ne peut plus continuer comme avant ; et une réorientation : on ne peut pas construire l'Europe dans le dos des peuples et, encore moins, contre les intérêts des salariés.

Sur le plan institutionnel, les solutions existent : en 2007, les chefs d'Etat et de gouvernement devront se retrouver pour faire le bilan des ratifications. Rien ne les empêchera de réunir une nouvelle instance, plus représentative, pour élaborer une vraie Constitution, un texte court, centré sur les valeurs, les droits et les institutions. En attendant, rien n'empêche les chefs de gouvernement de faire avancer certaines réformes institutionnelles qui font consensus : par exemple la présidence stable du Conseil européen, une meilleure implication des Parlements nationaux, le droit de pétition... Si l'on se limite à améliorer les règles du jeu de l'Union à vingt-cinq, et non à figer ce jeu lui-même, nul doute qu'on parviendra à un accord.

Au-delà des problèmes institutionnels, il faut regagner la confiance des peuples dans la construction européenne, reconquérir leur adhésion, par des politiques concrètes. L'Union européenne doit montrer qu'elle se préoccupe de la croissance, de l'emploi, de la protection sociale autant que de la monnaie et du libre commerce. Il faut mettre en oeuvre les grands travaux européens d'infrastructures, doubler notre effort de recherche, promouvoir une politique industrielle, monétaire, tarifaire, mieux adaptée à la concurrence. Ce qui exige le droit reconnu à l'UE de contracter des emprunts, de lever un impôt spécifique, de disposer d'un budget décent, supérieur à sa réduction à 1 % du PIB réclamée par Chirac. Il faut élaborer une loi-cadre sur les services publics, écartant les menaces que fait planer la directive Bolkestein, mettre en place une harmonisation fiscale, négocier un traité social européen.

En défendant cette sortie de crise par le haut, les socialistes réuniront les «oui de gauche» et les «non de gauche», dans le combat pour le redressement de la construction européenne et la victoire de la gauche en 2007.
Henri Weber