Le «Che», plagiaire de droite à gauche publié dans Libération
Si «Chirac et Jospin, c'est du pareil au même», comme l'affirme désormais Jean-Pierre Chevènement, comment se fait-il que le si perspicace leader du MDC ait mis tant de temps à s'en apercevoir. Contrairement à Arlette Laguiller, à qui revient la paternité de cette analyse, Jean-Pierre Chevènement a été un membre éminent du gouvernement de la gauche plurielle pendant trois longues années. Il a approuvé et défendu la quasi-totalité des réformes impulsées par l'équipe de Lionel Jospin: des 35 heures à la couverture maladie universelle, en passant par la police de proximité, le Pacs, la parité...
Par quel étrange mystère le «Che» ne s'est-il pas aperçu alors de cette similitude entre les deux têtes de l'Etat qu'il dénonce aujourd'hui? Si l'on écarte l'explication par la jobardise de l'intéressé, de toute évidence irrecevable s'agissant d'un personnage aussi averti, reste celle du positionnement politique.
Noël Mamère se trompe lorsqu'il affirme que «Jean-Pierre Chevènement, est un excellent candidat... de la droite». En réalité, c'est un nouveau centrisme que le leader du MDC s'efforce d'incarner, différent du centrisme traditionnel qu'exprime François Bayrou. Le centrisme classique se conçoit comme «la gauche de la droite et la droite de la gauche» et se situe à mi-chemin entre ces deux pôles. Le centrisme moderne, auquel Chevènement s'efforce de donner vie procède au contraire de ce que les politologues appellent une «stratégie de la triangulation»: il s'accapare les principaux thèmes porteurs de la droite et de la gauche quitte à se démarquer de l'une et de l'autre sur des points secondaires et les intègre dans une nouvelle synthèse.
Ainsi Chevènement ravit-il à la droite nationaliste le thème du souverainisme et de la lutte contre l'édification d'une Europe-puissance. Malgré le succès du passage à l'euro, qu'il n'avait ni voulu ni prévu, ses charges contre l'Union européenne n'ont rien perdu de leur virulence. Le succès de l'euro, selon l'ex-pourfendeur du traité de Maastricht, c'est «le pont de la rivière Kwaï»: une réussite technique et une forfaiture politique. A la droite sécuritaire et rigoriste, il confisque le thème du retour de l'autorité, prétendument subvertie par le laxisme post-soixante-huitard. A la gauche, le candidat du Pôle républicain emprunte le thème de la justice sociale, mais en des termes suffisamment généraux pour ne pas effaroucher les «républicains de l'autre rive», et celui de la laïcité, menacée par les communautarismes. Ces éléments, et quelques autres, sont intégrés dans une figure à la fois vague et nostalgique de la République, qui fait fonction de projet de société.
Cette stratégie présente l'avantage de couper l'herbe sous les pieds des partis établis, et d'attirer à soi leurs électeurs. Son succès ne dépend toutefois pas seulement du talent du leader qui la met en oeuvre et de son équipe. Il a pour condition une crise générale de la représentativité et du système partisan. Cette condition existait en Grande-Bretagne en 1996: face à la crise conjointe du Parti conservateur, éreinté par seize ans de thatchérisme, et celle du Parti travailliste, conduit de défaite en défaite par sa direction archéo-socialiste, Tony Blair a pu lancer avec succès son opération de la «troisième voie».
La situation française est aujourd'hui sensiblement différente. Si la crise de la droite parlementaire est avérée, le Parti socialiste affronte la double épreuve de 2002 en bon ordre de bataille et politiquement préparé. Pas plus que pour Arlette Laguiller, il ne sera facile à Jean-Pierre Chevènement de convaincre les électeurs que «Chirac et Jospin sont des frères siamois».
Henri Weber