De quoi débattent les socialistes ? publié dans Le Monde
Déjà huit candidats à l'Elysée, et toujours pas de projet pour le PS, lit-on ici ou là. En réalité, le PS a un projet, affiné de congrès en congrès depuis dix ans. C'est sur les modalités concrètes de sa mise en oeuvre que portent les 1 280 pages des contributions au congrès du Mans.
Le premier volet de ce projet est consacré à l'instauration progressive d'une autre mondialisation et d'une meilleure "gouvernance" internationale. L'altermondialisme est la figure moderne du vieil internationalisme prolétarien. Face à l'unilatéralisme croissant de l'hyper-puissance américaine, les socialistes veulent une société internationale fondée sur le droit et la coopération. Aujourd'hui, pas plus qu'hier, ils ne croient dans les capacités autorégulatrices des marchés et encore moins dans leur aptitude à produire spontanément la croissance optimum et la meilleure allocation des ressources.
Dans la hiérarchie des normes internationales, les socialistes entendent faire prévaloir la sécurité sanitaire, les droits élémentaires des travailleurs, la préservation de l'écosystème, la diversité culturelle sur les exigences du libre commerce.
Dans ce combat, ils s'efforcent de rassembler l'ensemble des forces progressistes — politiques, associatives et syndicales — mais aussi une coalition d'Etats, aussi large que possible. Des avancées importantes sont réalisables : l'Union européenne a obtenu que la culture, l'éducation, la santé soient soustraites des négociations sur la libéralisation des services à l'OMC et, par 151 voix contre 2, la Convention de l'Unesco sur la diversité culturelle a affirmé le droit de chaque nation de soutenir sa création et son identité culturelles.
Le deuxième volet du projet socialiste concerne la réorientation de la construction européenne dans le sens d'une Europe plus volontaire, plus sociale, plus démocratique. Par-delà leurs divergences d'appréciation sur la Constitution de Bruxelles, les socialistes partagent une même conception de l'Europe qu'il faut construire : tous sont pour une Europe-puissance, capable de défendre les conquêtes sociales acquises par les salariés au cours de deux siècles de lutte, un modèle de civilisation humaniste, qui laisse une large part aux rapports non marchands ; une Europe capable de peser sur l'organisation du monde multipolaire et hautement conflictuel dans lequel nous sommes entrés.
Tous les socialistes déplorent la dérive libérale, que l'Union européenne connaît depuis une quinzaine d'années, qui l'empêche de jouer efficacement le rôle de bouclier pour les salariés européens et de levier d'une mondialisation équitable.
Tous s'accordent sur une stratégie européenne de sortie de crise. Il s'agit de regagner l'adhésion des peuples à la construction européenne, en démontrant que l'Europe se préoccupe autant de croissance, d'emploi, de protection sociale que de concurrence et de monnaie. Cette démonstration passe par la mise en oeuvre d'un ensemble de politiques concrètes : grands travaux d'infrastructure transeuropéens, Plan Marshall pour l'essor des pays de l'Est, politique industrielle, tarifaire, monétaire adaptée aux nouvelles conditions de la concurrence internationale, renforcement et réorganisation de l'effort de recherche et d'enseignement supérieur... Il faudra ensuite élaborer une vraie Constitution, c'est-à-dire un texte court, clair, centré sur les institutions.
L'accord existe enfin sur la construction de l'Europe à long terme : toutes les motions pour le congrès du Mans préconisent le recours aux "coopérations renforcées" entre les Etats membres qui veulent aller plus vite et plus loin, dans le sens de l'intégration. L'affirmation de ce "premier cercle" devrait jouer un rôle d'entraînement pour l'"Europe élargie" et les Etats associés de l'ensemble euro-méditerranéen.
Le troisième volet de ce projet socialiste a trait à la définition du compromis social-démocrate de ce début de siècle. La grande majorité des socialistes français récuse la voie sociale-libérale préconisée par le New Labour de Tony Blair. La motion des "blairistes" français n'a recueilli que 1 % des voix. Elle récuse également la crispation conservatrice sur le modèle social-démocrate du siècle dernier frappé d'obsolescence par la mondialisation et la financiarisation du capitalisme.
Les solutions mises en oeuvre par les sociaux-démocrates des pays scandinaves trouvent davantage de grâce aux yeux des socialistes français. Ceux-ci veulent, eux aussi, rénover profondément le compromis social-démocrate des "trente glorieuses", mais en en conservant l'esprit et les principes : économie mixte (c'est-à-dire économie de marché régulée par la puissance publique et corrigée par l'intervention des partenaires sociaux) ; Etat social actif, disposant de services publics diversifiés et garantissant à tous une protection sociale de qualité. Démocratie sociale, reposant sur des droits sociaux étendus reconnus aux salariés et le développement des négociations collectives. Ecodéveloppement, recherchant une croissance respectueuse de l'environnement et des intérêts des générations futures.
Concrètement, les trois principales motions socialistes préconisent une même politique de reconquête du plein-emploi. Celle-ci s'inspire, sans la répéter, de la politique mise en oeuvre avec succès entre 1997 et 2002 et qui a contribué à créer 2 millions d'emplois supplémentaires dans notre pays. Cette politique combine des mesures conjoncturelles incitatives (relance de la demande par la hausse du pouvoir d'achat des salariés,...), une politique macroéconomique volontariste et des réformes de structure à moyen terme (recherche, enseignement supérieur, formation continue) favorisant une meilleure spécialisation de notre économie dans les industries de pointe et les services à haute valeur ajoutée.
S'agissant de la réforme de l'Etat, enfin — quatrième volet du projet socialiste —, nous convergeons sur la nécessaire modernisation démocratique de nos institutions ; tous les socialistes veulent renforcer le pouvoir des assemblées élues, et en premier lieu celui du Parlement, tous veulent développer la démocratie participative et la politique contractuelle. Tous sont d'accord aussi pour rénover les services publics et lutter contre l'instauration de "l'Etat providence résiduel" qu'appellent de leurs voeux les conservateurs libéraux.
Le nouvel âge du capitalisme appelle un nouvel âge de la social-démocratie. Celle-ci sera altermondialiste, altereuropéenne, féministe et social-écologiste. Derrière chacun de ces termes se trouve un programme d'action. C'est de son contenu que débattent les socialistes français et européens. Il serait dommage que la compétition — légitime — des meilleurs d'entre eux pour la magistrature suprême rende cette controverse inaudible.
Henri Weber, député européen, est l'un des principaux représentants du courant fabiusien au sein du Parti socialiste.
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