Comprendre la crise de la social-démocratie…
Le mercredi 26 octobre 2016 11:35
La crise que traverse la gauche n’est pas franco-française, mais européenne. Elle affecte les travaillistes britanniques, les socialistes espagnols, comme les sociaux-démocrates allemands. Elle ne frappe pas seulement la gauche de gouvernement, mais aussi la gauche de contestation : Syritza, Podemos, le Front de gauche…
On ne saurait donc en imputer la cause principalement à l’impéritie de tel ou tel parti ou dirigeant, même si leur responsabilité entre évidemment aussi en ligne de compte. Le diagnostic doit creuser plus profond.
Cette crise n’est pas une crise d’agonie, comme le clament ceux qui prennent leurs désirs pour la réalité. Elle n’est pas non plus un simple reflux passager, comme le croient les ravis de la crèche social-démocrate. C’est une crise de refondation, comme la social- démocratie en a déjà connu trois, dans sa longue et tumultueuse histoire. Je les passe en revue dans mon dernier livre , « Eloge du Compromis » (1).
Ces crises surviennent lorsque les conditions historiques de l’action politique se modifient radicalement. Nous vivons aujourd’hui, de toute évidence, une telle période. L’éco-système économique, social, politique, idéologique de la gauche diffère profondément de celui qui était le sien il y a seulement 20 ans : la mondialisation (et la financiarisation) de l’économie se sont accélérées ; la troisième Révolution industrielle ( celle de la convergence des BNIC ) (2) a pris son essor ; la fragmentation de la société en catégories sociales, religieuses, culturelles, ethniques aux interêts et aux aspirations divergents s’est accentuée; la classe ouvrière industrielle s’est marginalisée et droitisée ; l’individualisme a changé de signe : d’émancipateur qu’il était jusqu’aux années 1990, il est devenu désagrégateur du lien social ; la guerre s’est ré-invitée sur notre continent : en son cœur avec le terrorisme djihadiste, sur ses marges avec le retour en force de l’impérialisme grand’russe ; l’immigration a changé d’échelle et de nature ; les demandes de sécurité et de défense de l’identité nationale se sont hissées au même niveau que les revendications économiques et sociales dans les préoccupations des citoyens. L’urgence écologique s’est aggravée et sa prise en compte entre souvent en contradiction avec la défense des acquis des salariés ; la démocratie d’opinion, médiatique et numérique, mais aussi individualiste, sceptique et passablement impotente, a pris le pas sur la démocratie de représentation.
Voilà les raisons profondes de la crise, non seulement de la social-démocratie, mais de tous les partis de gouvernement— les conservateurs britanniques, espagnols, italiens, comme les « Républicains » d’outre-Atlantique.
Seuls se portent bien, dans ce nouveau contexte, les partis populistes d’extrême-droite, xénophobes, islamophobes, nationalistes, autoritaires et vierges de tout bilan.
Une quatrième refondation de la social-démocratie européennes est elle néanmoins possible, ou bien, cette fois ci , sent elle vraiment le sapin ?
Sa critique du capitalisme- « c’est un système irrationnel, injuste, aliénant » – n’a rien perdu de sa pertinence, bien au contraire. Les grands objectifs qu’elle poursuit – « une économie régulée, une démocratie accomplie, une société du bien-vivre » -, sont plus actuels que jamais.
Son aptitude à se renouveler reste intacte, même s’il lui faudra du temps pour s’exercer.
Le succès de cette refondation dépend de la capacité des partis socialistes à relever cinq défis majeurs.
Le premier est géo-politique : assurer la sécurité des Français et des européens : vaincre le terrorisme djihadiste, garantir les frontières de l’Europe, maîtriser les flux migratoires, Intégrer les réfugiés.
Le second est économique et social : réussir notre passage à une économie de l’innovation et de l’excellence, rénover nos Etats-Providence, promouvoir une nouvelle croissance, décarbonnée.
Le troisième est démocratique : favoriser la participation des salariés et des citoyens aux décisions qui les concernent, combiner autrement, dans ce but, les démocraties représentative, sociale et participative.
Sauver et réorienter l’Union européenne est le quatrième défi : mettre en oeuvre, à cette fin, une stratégie différenciée de construction de l’ UE, en « cercles concentriques ». l’Europe est l’espace pertinent d’une grande politique de transformation sociale, aucun des problèmes auxquels nous somme confrontés n’a désormais de solution purement nationale, l’avenir de la sociale-démocratie et celui de la construction européenne sont étroitement liés. Le cinquième défi est « sociétal » : plus que jamais la gauche doit être porteuse d’un projet de civilisation, une « société du bien vivre », ou l’Ecole, la Culture, le temps libre…permettraient à chaque individu de réaliser toutes ses potentialités.
Face à ces défis, et à quelques autres, quatre types de réponses s’affrontent. Quoi qu’on en dise, elles se classent aisément sur un axe gauche/droite : il y a la réponse réactionnaire de l’extrême droite nationaliste et xénophobe ; la réponse tatchèrienne de la droite conservatrice et libérale ; la réponse social-démocrate de la « gauche de gouvernement » ; celle, maximaliste (et passablement irénique) de l’extrême gauche protestataire. La quatrième refondation de la social-démocratie européenne se fera dans une longue et âpre confrontation entre ces acteurs. Elle a su faire preuve au cours de son siècle et demi d’existence, d’une extraordinaire capacité à se remettre en cause et à s’adapter aux nouvelles conditions historiques de son action, dans la fidélité a ses valeurs et à ses grands objectifs. Connaissant la nouvelle génération des militants, en France et en Europe, je ne vois pas pourquoi il en irait autrement aujourd’hui.
Henri Weber, ancien sénateur et député européen, directeur des études auprès du premier secrétaire du parti socialiste.
(1) Eloge du compromis, édition Plon, Paris 2016 .
(2) Biotechnologies, nano- technologies, informatique de seconde génération, intelligence artificielle.