Crise, immigration, populisme : malgré tout, nous ne sommes pas revenus aux années 1930. Publié dans le Nouvel Obs
Le jeudi 24 novembre 2016 08:36
La situation économique, politique et humanitaire de notre planète en 2016 nous donneraient presque un sentiment de déjà-vu. Au point même de nous rappeler les heures sombres des années 1930. Malgré certaines similitudes indiscutables, nous n'en sommes pas encore là, estime notre contributeur Henri Weber. Explications.
"Le fond de l’air est rouge" constatait le cinéaste Chris Marker en 1975. Il en a fait un film fameux, retraçant l’envolée de la nouvelle gauche et des mouvements sociaux.
"Le fond de l’air est brun" s’inquiètent aujourd’hui, en écho, nombre d’intellectuels et de citoyens, "nous voilà revenus aux Années Trente du siècle dernier".
Les similitudes ne manquent pas
Et de fait, les similitudes ne manquent pas : nous avons subi en 2008 la crise économique et sociale la plus grave que le capitalisme ait connu depuis 1929. Le chômage et la précarité, en Europe du Sud, ont bondit à des niveaux socialement insupportables. Les classes moyennes, jusqu’à présent épargnées, sont frappées à leur tour et risquent de l’être bien davantage encore avec l’automatisation du travail intellectuel standardisable. L’ampleur de l’immigration inquiète bien des "français de souche". La guerre s’est réinvitée sur notre Continent : en son cœur, avec le terrorisme djihadiste, sur ses marges avec le regain de l’impérialisme grand’russe.
Les mêmes causes produisant les mêmes effets. On assiste à un retour en force des nationalismes agressifs, des populismes xénophobes, de l’autoritarisme et du racisme. De la violence, aussi, pour l’instant surtout symbolique et verbale, mais de plus en plus souvent physique.
L’hyper-démagogie se donne libre cours, le débat public est hystérisé, la mobilisation des passions mauvaises – ressentiment, peurs, colère, haine – bat son plein. La montée aux extrêmes s’accélère, avec une prime, toutefois, pour l’extrémisme de droite.
Le fascisme, le nazisme et le stalinisme du XXème siècle
Comme dans les années trente du siècle dernier la première victime de cette radicalisation politique est la social-démocratie, partout en recul. Comme alors, une certaine extrême-gauche désigne dans les socialistes l’ennemi principal, celui qu’il faut abattre en priorité.
"François Hollande est pire que Nicolas Sarkozy" répète Jean-Luc Mélenchon, au mépris de toute évidence. Comme dans les années trente, le sectarisme fait le lit de la réaction la plus dure.
Il existe cependant des différences de taille entre notre moment présent et la période de l’entre guerres.
Les années trente surviennent, en effet, douze ans après l’effroyable boucherie de 1914-1918, et alors que s’annonçait celle de 1939-1945. La "Grande Guerre", a profondément marqué les consciences et les comportements. Elle a banalisé le recours à la violence et le mépris de la vie humaine. Elle a nourrit l’essor des idéologies anti-démocratiques et favorisé le succès des trois totalitarismes qui ont ensanglanté le XXème siècle : le fascisme, le nazisme et le stalinisme. On ne connaît rien de semblable aujourd’hui.
"L’héroïsme de la Raison"
Notre "polycrise" européenne survient après soixante ans de paix et de prospérité sur notre continent, à l’exception de la tragédie yougoslave. Les Etats-Providence européens, édifiés au cours des "Trente glorieuses" (1945-1975), atténuent les souffrances engendrées par le chômage et la précarité.
Les gouvernements ont beaucoup appris de la crise de 1929 et n’ont pas réédité leurs erreurs protectionnistes d’alors, qui ont transformé le krach de la bourse de New-York en "Grande Dépression". L’adhésion d’une majorité des citoyens aux valeurs démocratiques et à l’Etat de droit ne se dément pas, même si une minorité non négligeable déclare désormais préférer la sécurité aux libertés et l’efficacité à la démocratie.
Malgré tous ses handicaps, Hillary Clinton a tout de même obtenu la majorité des voix à l’élection présidentielle américaine.
À la vague national-populiste et réactionnaires qui déferle sur les démocraties occidentales, les progressistes peuvent opposer victorieusement ce que Husserl appelait dans les années 30 "l’héroïsme de la Raison". L’idéal d’une démocratie accomplie, à la fois représentative, sociale et participative ; d’une économie de libre entreprise, régulée par la puissance publique et les partenaires sociaux ; d’une croissance inclusive et respectueuse de l’environnement ; d’une civilisation du bien vivre où, selon la superbe formule de Karl Marx :
"Le libre développement de chacun serait la condition du plein épanouissement de tous".