Que voulaient les "piétons de Mai"? Publié dans l'express

19/05/2018
Le député européen Henri Weber et le haut-fonctionnaire Didier Leschi mettent en perspective l'année 1968. Entretien croisé.

des etudiants de la sorbonne arrachent des grilles d un arbre le 3 mai 1968 a paris 6032364L'ancien député européen socialiste Henri Weber vient de publier Rebelle jeunesse (Robert Laffont), l'ex-préfet Didier Lesci, président de l'Institut européen en sciences des religions, le roman Rien que notre défaite (éd. du Cerf). 

L'Express : Parlons franchement : le 50e anniversaire de Mai 68 n'est-il pas finalement très poussif ? 

Henri Weber : Non ! Vraiment pas ! La commémoration de Mai 68 demeure une heureuse exception française... Je ne vois pas au nom de quoi il faudrait déplorer, par exemple, le nombre très élevé d'ouvrages consacrés à cette "fête juvénile" - fête qui fut "en même temps" la plus puissante grève générale de l'histoire de France. Toutes les enquêtes d'opinion le confirment : les Français gardent une image positive de Mai 68. L'enquête d'opinion Harris parue en mars dans Le Nouveau Magazine littéraire ou celle du Cevipof publiée par Libé le 2 mai l'attestent. Nos compatriotes plébiscitent ce moment de leur histoire, en dépit des campagnes de dénigrement de ces dernières années, massives et de moins en moins subtiles. Avant le 40e anniversaire, souvenez-vous, c'était Nicolas Sarkozy qui avait fait de la "liquidation" de cet héritage l'un des éléments centraux de sa campagne et, dans L'Express même, il y a deux semaines, vous avez "lancé" le livre de Denis Tillinac, qui fustige une "arnaque" dans le mouvement soixante-huitard ! Depuis cinquante ans, on ne compte plus les essayistes et les penseurs qui attribuent à 1968 tous les maux qui nous assaillent... Pour un peu, l'impudence des traders, le cynisme du capitalisme financier trouveraient in fine leur origine dans ces quelques semaines de fièvre et d'invention... 

D'accord, mais n'est-ce pas un peu vrai ? 

 

H. W. : Non. Tous ces discours hypercritiques rencontrent actuellement leurs limites. Car, dans la mémoire collective, Mai 68 continue de s'identifier avec un grand moment de conquêtes démocratiques et sociales. 

Didier Leschi : Je suis, pour ma part, un enfant des suites de Mai. Contrairement à Henri, je n'en ai pas été un acteur. J'étais trop jeune... Mais je le rejoins dans son analyse. La séquence, il a raison de le souligner dans son livre, s'est globalement bien terminée, en raison du nombre infime de trajectoires se développant vers la violence. Pendant toute la décennie rouge, jusqu'en 1981, l'élan de Mai a produit des effets incroyablement fécondants et dynamisants sur la jeunesse du pays et, plus largement, sur la société française. Je raconte l'émotion de ceux qui ont été touchés par la vague, l'impact du "mai des lycéens" [mouvement lycéen contre la loi Debré, qui abrogeait les sursis militaires pour études] - c'était en 1973 ! - et les discussions enflammées qui accompagnaient les espérances politiques. La force propulsive de Mai 68, rétrospectivement, m'apparaît très grande. J'ai choisi la forme romanesque pour décrire cette ambiance qui nous a donné le sentiment d'avoir eu une jeunesse, l'élan militant qui nous animait, la générosité des camarades. 

En quoi a-t-elle consisté ? 

D. L. : L'époque a permis de politiser durablement une part très importante de la jeunesse, elle l'a rendu sensible à de nouvelles causes, comme la condition féminine, l'écologie, l'homosexualité, l'égalité etc. Je suis aussi convaincu que cette séquence a été féconde contrairement à ce qu'affirment ses omniprésents détracteurs. La période qui s'est déployée à partir de mai 68 a fait accéder à la politique des générations entières de jeunes qui vont devenir des militants syndicaux, politiques ou des intellectuels pour lesquels l'engagement était d'abord une façon de ne jamais s'accommoder de l'ordre des choses et cherchant à améliorer le monde. 

H. W. : Mais oui ! Mais oui ! Mai 68 n'a pas seulement été un grand mouvement démocratique et hédoniste, il avait aussi une dimension utopique. Pendant quelques semaines, la société s'est arrêtée, et comme "mise en suspens". Les "piétons de Mai" voulaient prendre le temps de réfléchir enfin aux finalités. Tout le monde parlait à tout le monde et chacun était écouté. Le sujet des débats était comment "changer la vie?" à l'université, à l'usine, dans le couple, la famille, la société... Aspiration rimbaldienne dont le nouveau PS fera le titre et le contenu de son programme. Sur la datation, vous avez raison : il faut élargir la focale à ce que les chercheurs anglo-saxons nomment les "sixties" - soit une vague internationale de mobilisations entamée aux Etats Unis et au Japon au début des années soixante, culminant en ‎France et en Italie en 1968, et se poursuivant jusqu'au milieu des années 70, avec des répliques dans 42 pays. 

Didier Leschi, dans son livre, Henri Weber insiste, notamment dans le chapitre où il énonce ses "thèses" sur Mai 68, sur l'amorce en ces mois décisifs d'une véritable maturation démocratique de la société française. C'est aussi votre perception ? 

D. L. : Entièrement ! En effet, 68 n'a pas entraîné ce qu'on avance trop souvent volontiers de nos jours - le fameux "abandon" de la question sociale au profit du seul sociétal. Cette critique, pour être répandue, au-delà même du cercle des auteurs que nous évoquions tout à l'heure, n'en est pas moins injuste. J'insiste dans mon roman sur une réalité très tangible dans cette effervescence militante de l'attention portée à la jeunesse ouvrière. L'après 68 a été dominé, dans nombre de facultés, par la recherche de liens solidaires avec le monde ouvrier. Ma première manifestation de lycéen c'est le cortège pour de Pierre Overney en 1972, c'est la condition des OS qui était aussi en jeu. Puis j'ai été apprentis imprimeur. Dans l'enseignement technique notre révolte contre les conditions de travail des ouvriers, elle va bénéficier de l'élan ouvert par 68. Elle sera soutenue à la porte des usines et des lieux d'apprentissage par des étudiants généreux, ce qui n'empêchait pas c'est vrai les sanctions ou les licenciements. Militer au lycée ou dans les CET dans les années 70 cela se terminait bien souvent par une exclusion, la "fête" a quand même eu ses revers. Certains s'en sont moins bien sortis que d'autres. Avec mon roman je voulais évoquer la mémoire de ces engagements anonymes qui ont participé du combat pour améliorer la condition ouvrière. 

H. W. : L'antienne de l'abandon de la question sociale est d'une sidérante absurdité. Faut-il rappeler que mai 68 a été la plus massive grève générale de l'histoire de France?‎ Et qu'il n'y a qu'en France que le soulèvement de la jeunesse a déclenché une grève générale, avec occupation d'usines et, très vite, une crise politique au sommet de l'Etat ? A la fin de la grève, une série de conquêtes sociales était engrangée, qui allait modifier en profondeur la condition des salariés : mensualisation du salaire ouvrier, reconnaissance des sections syndicales d'entreprises, sans oublier le cycle qui s'amorce des grandes négociations nationales en vue de la formation permanente pour adultes, de la formation professionnelle, de l'indemnisation intégrale du chômage.. 

D. L. : Il est d'autant plus inopérant de dénoncer un abandon de la préoccupation sociale que Mai 68 a été l'incubateur d'intenses mobilisations syndicales pendant plus de dix ans, avec des moments particulièrement symbolique, comme la grève des LIP qui crédibilisait à nos yeux l'idée de l'autogestion. 

H. W. : A ce stade de nos échanges, il nous faut dire clairement qu'il y a un discours élégant et séduisant de flétrissure de Mai 68, qui, à la lumière de l'histoire telle qu'elle s'est réellement produite, est largement faux. Une sorte de mauvaise "ruse de la raison", sortie d'on ne sait où, se serait jouée des acteurs de Mai, leur faisant faire l'exact contraire de ce qu'ils voulaient accomplir. Ils croyaient hâter l'avènement du "socialisme autogestionnaire", nous explique-t-on doctement, ils se seraient en fait soumis à l'Amérique et à ses valeurs ; ils s'imaginaient inventer des formes révolutionnaires de vie collective, ils auraient permis le triomphe de l'individualisme narcissique... Le premier à avoir mis en oeuvre cette rhétorique classique, analysée par Albert O. Hirschman [dans Deux Siècles de rhétorique réactionnaire (Fayard)], fut Régis Debray, avec un brio digne d'une meilleure cause. 

Et, en l'espèce, l'ex-guérillero Debray n'avait-il pas un peu raison ? 

H. W. : Je ne crois pas. Démocratiser et libéraliser, aux sens politique et culturel du terme, la société française, ce n'est pas dérouler le tapis rouge au capitalisme financier ni frayer la voie à l'Amérique. 

D. L. : En l'occurrence, dès 1978, sa charge a une formulation plus précise : il dit que certains des porte-parole de Mai vont oeuvrer à la mise en place d'une société où l'individualisme va bousculer ce qui s'appelait le mouvement ouvrier au profit d'une nouvelle société petite-bourgeoise américanisée dont Giscard sera le président. Il use d'une formule frappante : "Le chemin vers la Californie est passé par le Petit Livre rouge."  

H. W. : Oui, vous avez raison, mais, précisément, cela ne s'est pas passé comme ça ! Après Mai 68, des événements majeurs sont survenus qui ont produit leurs propres effets, particulièrement lourds, et les soixante-huitards n'y sont pour rien : l'entrée en stagnation économique, l'accélération de la mondialisation, la nouvelle révolution industrielle et, dans le champ décisif de l'idéologie, l'effondrement du marxisme et de l'utopie communiste... La terrible fin de règne de Mao, les crimes des Khmers rouges, la guerre sino-vietnamienne, l'audience de Soljenitsyne y sont pour beaucoup. Les idéologues de la "ruse de la raison" et des "effets pervers" imputent à Mai 68 la responsabilité des conséquences de ces changements majeurs, selon le vieux procédé : succession = conséquence. C'est arrivé après Mai 68, c'est donc la faute à Mai 68 ! Ils oublient de surcroît que toute révolution suscite sa contre-révolution, et ils rendent responsable la gauche soixante-huitarde des conséquences de politiques décidées par les gouvernements de droite. 

Seriez-vous un soixante-huitard béat ? N'avez-vous rien à reprocher à Mai 68 ? A mettre à son passif? 

H. W. : Bien sûr que si, tout bilan honnête est contrasté ! Au passif du mouvement de Mai 68, je mets sa valorisation de la violence, un véritable culte pour certains. A la fin des années 1970, la grande majorité des soixante-huitards avait compris que nos sociétés démocratiques développées ne se transforment pas par la violence, mais par la persuasion, la conquête de la majorité, la loi, les contrats. La violence est légitime et nécessaire contre les dictatures, pas contre les Etats de droit. C'est la leçon que j'ai tirée de notre révolution de mai, et qui m'a mené du trotskisme à la social-démocratie.  

D. L. : Attention ! Il n'y a pas, malgré les apparences, une génération 68, mais plusieurs. Et vous ne rendez pas justice de la démarche de Debray. En l'occurrence, il visait précisément ceux qui, à la manière d'André Glucksmann dans La cuisinière et le mangeur d'hommes (1975), prirent prétexte de l'antitotalitarisme pour précher le renoncement intégral à tout élan collectif, à tout "progressisme" après avoir été d'un gauchisme effréné qui couta cher à plus d'un. Ce ne fut pas votre cas, Henri. Mais, dans votre classe d'âge, beaucoup prirent ce tournant, dès 1975-1976. Et s'est alors diffusé un discours très réactif, disqualifiant toute aventure dans le collectif. Le parachèvement de cette rétractation fut atteint en 1983, avec le fameux "tournant de la rigueur", lorsque la gauche au pouvoir entérina l'abandon de l'exigence de transformation sociale. C'est cela - et rien d'autre - que désigne Debray en 1978 (3). 

(1) Voir l' enquêtes d'opinion de l'institut Louis Harris, publié dans le Nouveau Magazine Littéraire (avril 2018) et de Harris. Et celle du Cevipof publiée par Libé du 2 mai. 

(2) (2) Cf, Albert O. Hirschmann Deux siècles de rhétorique réactionnaire (Fayard).