« La France est en même temps une société de défiance et de confiance » publié dans l'Obs
Expert associé à la Fondation Jean-Jaurès, l’ancien sénateur et député européen socialiste Henri Weber analyse la crise des démocraties vue comme une « conséquence de la mondialisation libérale ».
La onzième vague du baromètre sur la confiance politique des Français, réalisé chaque année par Sciences-Po et le Cevipof depuis 2010, à partir d’un échantillon de 2 098 sondés, permet de nuancer substantiellement l’idée que la France serait une « société de défiance » généralisée, qui fait les délices des commentateurs. On y apprend en effet que 76 % des Français font très ou plutôt confiance à l’Armée ; 66 % font confiance à la police, malgré les images de violences surabondamment diffusées sur les réseaux sociaux (1) ; 80 % font confiance aux hôpitaux, en dépit de leurs déficiences maintes fois déplorées ; 70 % à l’école publique, malgré ses carences mille fois dénoncées ; 69 % à notre système de Sécurité sociale… 76 % des sondés déclarent faire confiance aux PME.
Dans une société de défiance, on s’attendrait à plus de sévérité ! Les Français font massivement confiance aux institutions de l’Etat régalien et à celles de l’Etat social. En revanche, ils expriment une forte défiance à l’égard des institutions politiques, au sens large du mot : toutes celles qui de près ou de loin participent au pouvoir politique : les partis, les parlements, le gouvernement, l’Elysée, les médias, les syndicats, les réseaux sociaux… Si 63 % des sondés déclarent faire confiance à leurs élus locaux, ils ne sont plus que 33 % à le faire s’agissant des députés ; 31 % au gouvernement ; 30 % au président de la République (tous en hausse, toutefois, de 5 à 8 % par rapport à l’enquête de 2019, année des « gilets jaunes ») ; 28 % seulement font confiance aux confédérations syndicales (contre 53 % en Allemagne !) ; 13 % aux partis politiques ; 28 % aux médias ; 17 % aux réseaux sociaux. La France est bien « en même temps » une société de défiance et de confiance !
Les raisons de cette dichotomie ne semblent pas mystérieuses : les institutions régaliennes et sociales, malgré les nombreux reproches qui leur sont faits, paraissent à peu près efficaces aux sondés, et celles et ceux qui les servent sont perçus comme dévoués au bien commun. Les institutions politiques, médiatiques, syndicales leur paraissent au contraire, à tort ou à raison, comme inefficaces, et celles et ceux qui les peuplent, comme « éloignés des préoccupations des gens », et surtout soucieux de préserver leurs propres avantages. Autrement dit, il y a défiance quand il y a matière à se défier, voire à s’insurger, et confiance lorsqu’il y a quelques motifs à l’accorder. C’est pourquoi la défiance à l’égard des institutions politiques, au sens large, a tendance à se généraliser à toutes les démocraties développées, et que les mouvements populistes ont tendance à y prospérer. Car, partout, une des conséquences de la mondialisation libérale est de vider ces institutions d’une partie de leur pouvoir et d’aggraver leur inefficacité.
Impuissance des acteurs publics
Lorsque Yann Algan et Pierre Cahuc publiaient leur livre, en 2008, sur la « Société de défiance », ils y voyaient une spécificité française, due à des causes nationales, d’ailleurs récentes : l’instauration en 1945 d’un système de protection sociale « corporatiste » et d’un Etat central interventionniste. Force est de constater que les « sociétés de défiance » et les mouvements populistes se sont multipliés, avec l’avènement d’un capitalisme mondialisé, numérisé, et dominé par la finance. Parmi les multiples causes de la crise de nos démocraties développées, on a tendance à sous-estimer, voire à ignorer, l’impuissance croissante des acteurs publics – gouvernements, partis, syndicats… –, à maîtriser les grands défis auxquels nous sommes confrontés : la régulation de l’économie globalisée et de la finance folle, l’explosion des inégalités et de la précarité (même si celles-ci sont plus faibles en France qu’ailleurs) ; l’endiguement des dérèglements climatiques, la maîtrise des flux migratoires,… tous ces défis sont mondiaux et appellent des solutions internationales. Les acteurs publics sont restés pour l’essentiel nationaux et leur opposent des réponses « non coopératives », comme on dit à Bruxelles, voire contradictoires.
Effondrement des grandes idéologies
Circonstance aggravante, les détenteurs du pouvoir économique privé – entreprises multinationales géantes et opérateurs financiers…–, se sont, eux, mondialisés. Libres de la localisation de leurs investissements, ils ont institué un régime de croissance qui leur permet de s’octroyer la part du lion dans le partage des richesses. Le rapport de force économique et politique a évolué en leur faveur, et au détriment des acteurs publics : États démocratiques européens, partis, syndicats, associations… D’autres facteurs entrent en jeu dans « l’impuissantement« tendanciel des Etats-nations de taille moyenne : l’avènement de « la société des individus » ; l’effondrement des grandes idéologies émancipatrices héritées du XIXe siècle et portées par le mouvement ouvrier (socialisme révolutionnaire, communisme, tiers-mondisme…) le ralentissement de la croissance économique ; la fragmentation de la société en groupes sociaux, ethniques, religieux, culturels, aux aspirations et aux intérêts divergents ; l’avènement de la démocratie médiatique et numérique qui complique la tâche des gouvernants et accélère leur usure au pouvoir.
Pour surmonter la crise de confiance qui frappe nos institutions et notre classe politique, il faut, certes, « approfondir et complexifier notre démocratie », comme le recommande Pierre Rosanvallon, renforcer simultanément la démocratie représentative, la démocratie sociale et la démocratie participative, en réaménageant leur articulation au profit des deux dernières. Mais pour nécessaires qu’elles soient, les réformes institutionnelles ne suffiront pas. Il faut restituer de l’efficacité aux pouvoirs politique, syndical, associatif, à tous leurs niveaux – local, régional, national, européen. La crise de nos démocraties est aussi, et sans doute surtout, une crise de moyens. Tout ce qui contribue à réduire la capacité d’action des gouvernants contribue à perpétuer cette crise, voire à l’aggraver.
(1) Cette confiance chute néanmoins de 8 points par rapport à l’enquête précédente, où les réponses positives étaient à 74 %.