« Misère des nouvelles formes partisanes » publié dans Le Monde
Les mouvements politiques tels que La République en marche, en France, ou Podemos, en Espagne, s’avèrent plus efficaces pour « dégager » les partis traditionnels que pour exercer le pouvoir et s’y maintenir, estime, dans une tribune au « Monde », l’ancien sénateur socialiste Henri Weber.
Tribune. L’expérience de LRM en France, comme celles du Mouvement 5 étoiles en Italie et de Podemos en Espagne… montrent que les nouvelles formes partisanes, surgies au cours des dix dernières années, sont d’excellentes machines de guerre pour conquérir le pouvoir, dans le contexte historique de crise profonde de nos démocraties représentatives libérales, mais qu’elles sont de bien piètres instruments pour l’exercer et s’y maintenir. Ces nouvelles formes : les « partis-mouvements », « partis personnels », « partis-plates-formes », « partis-entreprises », sont une réponse à l’obsolescence organisationnelle et politique des partis traditionnels, nécrosés jusqu’à la moelle.
Exploitant le discrédit de ces partis de gouvernement, et bénéficiant des ressources de l’Internet, des entrepreneurs en politique – Berlusconi, Beppe Grillo, Macron, Mélenchon, Iglésias… – ont créé de toutes pièces un parti comme on fonde une entreprise de service, sur le marché de la conquête des mandats électifs et des positions de pouvoir ; et dirigent d’une main de fer, en patrons de droit divin. Mais leurs « dégagismes » s’avèrent beaucoup plus efficaces dans la destruction des formes partisanes anciennes que dans l’édification de formes nouvelles, capables de les remplacer avantageusement.
Un handicap majeur
Emmanuel Macron et son gouvernement auraient bien besoin aujourd’hui d’un dense réseau de militants bien formés et expérimentés, partageant une culture politique commune forgée au cours des ans, implantés de longue date dans les territoires et les associations, pour défendre leur politique, au « porte-à-porte », sur les réseaux sociaux et dans les médias. Ils auraient bien besoin d’un maillage d’élus de tous niveaux, capables d’informer le pouvoir central des aspirations des citoyens de base, et de contrebalancer l’influence de la technostructure de « l’Etat profond ». De constituer aussi un riche vivier de responsables aguerris, dans lequel le président pourrait puiser les gouvernants.
L’absence d’un tel outil, ou son extrême faiblesse – soyons justes ! -, constitue un handicap majeur pour le gouvernement et l’ Elysée. Certains dirigeants de la majorité, venus du PS, en sont conscients et souhaitent ériger LREM en parti d’un type nouveau, ayant intégré les effets de la révolution numérique, du naufrage des « Grands récits », et de l’avènement de la « société des individus », sur l’action et l’organisation politiques. Après la « blitz Krieg » de 2017, selon eux, l’heure de l’institutionnalisation de LREM, qui permet d’exister dans la durée, est venue. Cette institutionnalisation passe par l’organisation d’une forme de démocratie interne du parti, permettant de consolider la loyauté des adhérents et de gérer pacifiquement les divergences politiques et les conflits d’ambition.
D’autres, dont apparemment Emmanuel Macron lui-même, considèrent que dans le « Nouveau monde », de telles organisations partisanes sont dépassées et présentent plus d’inconvénients que d’avantages. Ils prennent appui sur le spectacle affligeant qu’ont donné les grands partis de gouvernement au cours des dernières années : égocratie des grands élus, perte du sens le plus élémentaires de l’interêt général de la famille politique; fragmentation en coteries, clans, et autres écuries présidentielles rivales. A l’heure des smartphones, des chaînes d’informations continues, des réseaux sociaux, de la personnalisation extrême de la vie politique, aggravée en France par la présidentialisation du pouvoir, disent-ils, l’unité de commandement et d’expression sont les conditions de l’efficacité, dusse la démocratie interne partisane en souffrir. Jean-Luc Mélanchon partage cette conception bonapartiste du parti-mouvement. Champion d’une démocratie extrême dans la société (droits de révocation des élus, d’abrogation par les électeurs des lois votées par le Parlement, du recours systématique au référendum d’initiative populaire), il pratique un régime de despotisme éclairé au sein de son parti. Nombreux sont les cadres de LFI qui ressentent douloureusement cette contradiction et exigent la démocratisation de leur organisation. Ce verticalisme a en effet ses revers : l’absence d’un espace démocratique organisé pour trancher pacifiquement les divergences, qui surgissent inévitablement de la vie politique, empêche les débats de fond, indispensables à l’élaboration collective, et transforme tout désaccord en bras de fer avec la Direction, installée par le «Maximo leader ».
La multiplication des partis-entreprises ne constitue pas, loin s’en faut, un progrès pour la démocratie. Il ne s’agit pas de revenir aux « formes-parti » antérieures, effectivement obsolètes, mais d’inventer celles du nouveau siècle, adaptées à la société des individus connectés : citoyens plus éduqués, mieux informés que leurs aînés, plus individualistes et sceptiques aussi, et désireux de participer activement aux décisions qui les concernent.
La réflexion sur le rôle et l’organisation de ces nouveaux partis est en cours. La Fondation Jean Jaurès y a consacré un groupe d’étude. Une chose est sûre : ceux qui affirment que les partis sont morts seront une fois de plus démentis par les faits. Tant qu’il y aura des démocraties fondées sur le suffrage universel et l’Etat de droit, il faudra des partis politiques pour les faire fonctionner. Et la qualité de ces démocraties dépendra largement de la qualité de ces partis, c’est à dire de leur aptitude a assumer les grandes fonctions qui incombent aux partis républicains dans une démocratie accomplie : fonctions idéologiques, programmatiques, électorales et organisationnelles.
Henri Weber
Expert associé à la Fondation Jean Jaurès,
Ancien Sénateur et député européen socialiste.