TRIBUNE. « Notre culture de l’affrontement est devenue un handicap » publié dans l'Obs
En France, on s’affronte d’abord, on discute ensuite, estime l’ancien sénateur et député européen socialiste Henri Weber, expert associé à la Fondation Jean-Jaurès. Mais pour lui, si cette culture française de l’affrontement vient de loin, elle est devenue un handicap.
« La France est la patrie de la lutte des classes » écrivait en substance Karl Marx. « Le pays où les conflits sociaux et politiques sont poussés le plus loin. » Et de fait, dans quelle autre démocratie développée la réforme du système de retraite, rendue nécessaire par l’allongement de l’espérance de vie et la réduction du rapport entre le nombre d’actifs et celui des retraités – 4 actifs pour 1 retraité en 1950 ; 1,7 pour 1 aujourd’hui – a-t-elle suscité des mouvements sociaux de l’ampleur et de l’intensité de ceux que nous connaissons en France depuis trente ans ?
En 1995, 2010, 2019, à chaque fois c’est le même scénario : grève illimitée des transports, appels à la « convergence des luttes », manifestations monstres à répétition, soutien d’une majorité de l’opinion publique, malgré les galères infligées aux usagers. Nulle part ailleurs en Europe, on a constaté une telle résistance de masse à une réforme que, par ailleurs, tout le monde s’accorde à reconnaître comme nécessaire. Et que la gauche, chaque fois qu’elle revient au pouvoir, en 1997-2002 avec Lionel Jospin, puis en 2012-2017 avec François Hollande, se garde bien de remettre en cause, bien au contraire.
Ce haut niveau de combativité populaire se vérifie aussi au sein du « peuple de droite » : en Grande-Bretagne, en Espagne, au Portugal, en Argentine, le droit des homosexuels à se marier a été adopté pacifiquement par un vote majoritaire au Parlement. Il n’y a qu’en France où il a donné lieu aux mobilisations de masse récurrentes de la Manif pour tous.
Une culture de l’affrontement qui vient de loin
Cette spécificité française a des causes multiples. Certaines, et non les moindres, sont anciennes, et mêmes lointaines : elles renvoient à la genèse et à la nature de l’Etat français et à ses rapports particuliers à la « société civile ». D’autres sont contemporaines, et même récentes : elles ont trait aux évolutions du capitalisme et de la société au tournant du siècle. J’insisterais sur les premières, généralement occultées ou sous-évaluées.
On connaît l’adage : en France, c’est l’Etat qui a fait la nation, ailleurs, en Allemagne, en Italie, en Grande-Bretagne, en Europe centrale, c’est la nation, qui a fait l’Etat.
L’Etat français a fait la nation, mais il l’a faite dans la violence : la centralisation du pouvoir politique dans les mains du souverain s’est heurtée à la résistance armée, opiniâtre, des grands féodaux, et aussi des peuples régionaux. La guerre de Cent Ans, les guerres de religion, la Fronde, constituent les épisodes les plus dramatiques de ces résistances. Ce processus très conflictuel de centralisation du pouvoir politique a entraîné l’institution d’un Etat autoritaire, centralisé, surplombant la société civile et la régentant par le haut, méfiant à l’égard de tout ce qui n’émane pas de lui ou qu’il ne peut contrôler. Cet autoritarisme a été aggravé par la victoire au XVIIe siècle d’un catholicisme de contre-réforme, triomphant dans la révocation de l’Edit de Nantes, persécutant les protestants et imposant la toute-puissance de la hiérarchie cléricale dans la pratique de la religion. Cette genèse et cette nature de l’Etat français éclairent la culture à la fois de déférence et de défiance à l’égard du pouvoir central, qui caractérisent notre société. En France, on s’affronte d’abord, on discute ensuite. « On ne fait des réformes, disait le général de Gaulle, que dans la foulée d’une révolution. » (1) Dans les pays nordiques et rhénans, on négocie d’abord, et longuement, avec l’intention de conclure un compromis mutuellement avantageux ; et on ne s’affronte, parfois durement, qu’en dernier recours.
Le haut niveau de conflictualité sociale et politique de la société française a une troisième cause profonde : c’est l’existence, jusqu’en 1848, d’une bourgeoisie émeutière et révolutionnaire – elle a tout de même décapité le roi et quantité d’aristocrates ! –, qui a imprudemment inoculé au prolétariat, par la médiation de ses élites, un radicalisme politique et une tradition insurrectionnelle dont il allait faire grand usage pour son propre compte. L’idée que la grande Révolution de 1789 a été interrompue à mi-chemin par les possédants, et qu’elle devait être reprise et parachevée pour promouvoir une société véritablement libre, égale et fraternelle, a accouché de l’anarchisme, du socialisme révolutionnaire, puis de sa branche la plus radicale, le communisme. La classe ouvrière française sera longtemps révolutionnaire, son principal syndicat, la CGT, sera d’abord anarcho-syndicaliste, puis communiste. Sa vision de la société française ne l’incitait pas à la coopération et au compromis, mais plutôt à la défiance, à la haine, et à la guerre des classes.
Mondialisation libérale et société des individus
A ces causes profondes, historiques, de la culture de l’affrontement de la société française, s’ajoutent des causes contemporaines.
Causes économiques : La mondialisation, la numérisation, la financiarisation du capitalisme ont entraîné une explosion des inégalités et de la précarité qui nourrit un mouvement international de révolte contre l’injustice et l’insécurité sociales. Elles ont affaibli, simultanément, tous les acteurs publics, à commencer par les Etats-nations moyens de la vieille Europe, au moment où leur intervention est plus que jamais nécessaire pour relever les nouveaux défis auxquels nous sommes confrontés (climat, migrations, terrorisme, régulation de la finance folle…).
Causes sociétales : l’avènement de la « société des individus », dans un contexte d’effondrement des religions révélées et des grandes idéologies émancipatrices héritées des siècles derniers (socialisme, communisme…), a ajouté une insécurité affective et culturelle à l’insécurité sociale. La défense de l’identité nationale contre les communautarismes et la mondialisation est devenue un nouveau champ d’affrontement.
Causes géopolitiques : La France vit douloureusement son déclassement du statut d’ancienne grande puissance à celui de puissance moyenne, dite « d’influence ». L’espoir de retrouver sa splendeur passée, par le truchement d’une Union européenne qui serait une grande France, ayant (provisoirement ?) échoué, la société française vit dans l’amertume et l’anxiété l’évolution du monde.
Causes institutionnelles : Les institutions de la Ve République poussent à la bipolarisation du champ politique, donc à la radicalisation des oppositions, en même temps qu’elles sous-représentent outrancièrement les classes populaires dans les assemblées élues et en particulier au Parlement. Elles exacerbent la conflictualité française et entravent la démarche du compromis.
Causes médiatiques : la multiplication des médias d’information continue et la généralisation des réseaux sociaux, soumettent les gouvernants et tous les pouvoirs à un feu roulant de critiques et de propagation de « fake news », qui rendent l’exercice de l’autorité difficile, sinon impossible.
Pour un nouveau Compromis historique
Le haut niveau de combativité du peuple français a permis de nombreuses conquêtes sociales et démocratiques. Mais aujourd’hui notre culture de l’affrontement est devenue un handicap. Nous sommes confrontés simultanément, en effet, à trois révolutions majeures : une révolution technologique, celle du numérique, de l’intelligence artificielle et des biotechnologies ; une révolution écologique, qui exige un changement radical de nos modes de production, de consommation et d’échange ; une révolution géopolitique, avec la rapide montée en puissance de l’Asie, et notamment de la Chine et de l’Inde. Pour faire face à ce triple bouleversement, nous avons besoin de tout autre chose que de rejouer une nouvelle fois une réplique de la Révolution française. Nous avons besoin de promouvoir un nouveau compromis historique entre le salariat, le patronat et l’Etat, afin de réussir notre transition vers la société de l’innovation et de l’excellence.
(1) Cité par Raymond Aron, « Mémoires », p. 493