Société de défiance et culture de l’affrontement, Une culture nationale qui vient de loin.

prononcé au colloque organisé par le Professeur René Frydman et la psychanalyste Muriel Flies-Trèves à la faculté de medecine des Saints-pères à Paris

Mesdames, messieurs, chers amis,

Muriel et René, les organisateurs de notre rencontre, ont eu le nez creux quand ils ont choisi, il y a un an, le sujet de ce 19eme colloque de Gypsy : défiance, confiance, et trahison.

Notre réunion se tient  en effet au moment où commence un de ces grands mouvements de mobilisation sociale dont notre pays est coutumier.

La défiance à l’égard des élites est au plus haut, la confiance dans le « système » est au plus bas, et cette défiance se transforme, une fois de plus, en affrontements, sous la forme de la grève illimitée des transports, d’appels à la grève générale, de manifestations monstres, de violences contre tous les symboles de l’ordre.

La défiance, comme la confiance, ne sont pas, en effet, des sentiments platoniques : La défiance débouche sur l’affrontement, l’épreuve de force. Elle est le terreau d’une culture du conflit.

La confiance favorise la négociation, la conclusion de contrats mutuellement avantageux, elle est le terreau d’une culture du compromis.

C’est pourquoi je préfére parler de culture d ‘affrontement et de culture du compromis, plutôt que de société de défiance et de société de confiance.

Toutes les sociétés sont « en même temps » des sociétés de défiance et de confiance :

Prenons, au hasard, le cas de la France : selon le programme d’enquête internationale sur les valeurs européennes, reconduit depuis 1981,

 Une société intégralement de défiance serait invivable, chacun y serait condamné à se barricader dans son fort Chabrol, il n’y aurait pas de coopération possible entre ses membres.

Une société totalement de confiance ignorerait que le Mal existe et qu’il doit être combattu et prévenu.

Toutes les sociétés sont des « mixtes » de défiance et de confiance, mais à dominante.

En France, selon les enquêtes d’opinion, le curseur penche plutôt du côté de la défiance 

S’agissant de la confiance inter-personnelle, une large majorité des sondés déclarent faire confiance à leurs proches :

93% font confiance aux membres de leur famille (dont 71%, très confiance). 92% font confiance aux gens qu’ils connaissent personnellement (dont 38% très confiance) ; 78% font confiance à leurs voisins (dont 18% très confiance). Mais 25% seulement avouent « faire preuve de prudence » vis-à-vis de personnes qu’ils ne connaissent pas.

Ce qui me paraît être un signe de bon sens, plutôt qu’un symptôme de paranoïa !

S’agissant des institutions, une large majorité des sondés déclarent faire « très » ou « plutôt »  confiance aux institutions de l’Etat régalien et à celles de l’Etat providence :

80% font confiance à l’Armée, 79% font confiance à la police ; 84% au système de Santé, 80% à la Sécurité sociale, 70%  l’Ecole… Malgré les déficiences maintes fois dénoncées.

81% déclarent faire confiance aux PME !

En revanche, les français interrogés expriment une forte défiance à l’égard des institutions politiques au sens large du mot : toutes celles qui de près ou de loin participent au pouvoir :

Les partis, les parlementaires, les médias, les syndicats, les réseaux sociaux…

La raison de cette dichotomie ne semble pas mystérieuse :

Les institutions régaliennes et sociales, malgré les nombreux reproches que l’on peut leur faire, paraissent à peu près éfficaces aux sondés, et celles et ceux qui les servent sont perçus comme dévoués au Bien commun.

Les institutions politiques et syndicales leurs paraissent au contraire , à tort ou à raison, comme inéfficaces, et celles et ceux qui les peuplent sont considérés, selon la formule consacrées, comme « éloignés des préoccupations des gens comme nous »

Et soucieux surtout de préserver leurs propres avantages.

Ces enquêtes d’opinion montrent que la défiance et la confiance ne sont pas surtout des traits de caractère. Il y a défiance quand il y a motif à se défier, et confiance quand il y a des raisons de l’accorder.

C’est pourquoi la défiance à l’égard des institutions politiques tend à s’internationaliser.

Car partout, une des conséquences de la mondialisation libérale, est de vider ces institutions d’une partie de leur pouvoir, de les affaiblir, et d’aggraver leur inéfficacité.

Lorsque Yann Algan et Pierre Cahuc publiaient leur livre , en 2008, sur « la Société de défiance », ils y voyaient une spécificité française, due  a des causes hexagonales .

Force est de constater que les « sociètés de défiance » se sont multipliées, avec l’expansion d’un capitalisme mondialisé, numérisé et dominé par la finance.

Il y a une spécificité française, et elle vient de loin :

En France, c’est l’Etat qui a fait la Nation ; ailleurs, en Allemagne, en Italie, en Grande-Bretagne, c’est la nation, la « société civile », qui ont fait l’Etat.

En France, l’Etat a fait la nation, mais il la faite dans la violence : la centralisation du pouvoir politique entre les mains du souverain s’est heurtée à la résistance armée, opiniâtre, des grands féodaux et aussi des peuples régionaux ;

La guerre de cent ans, la Fronde, les guerres de religion constituent les épisodes les plus dramatiques de ces résistances.

Ce processus très conflictuel de centralisation du pouvoir politique a entrainé l’institution d’un Etat autoritaire,  surplombant la société civile et la régentant par le haut, méfiant à l’égard de tout ce qui n’émane pas de lui ou qu’il ne peut contrôler.

Cet autoritarisme a été aggravé par la victoire, au XVIIème siècle, d’un catholicisme de contre-réforme, persécutant les protestants et imposant la toute-puissance de la hièrarchie cléricale dans la pratique de la religion.

Cette genèse et cette nature de l’Etat français éclaire la culture de défiance à l’égard de l’autorité, et la culture d’affrontement qui caractérisent notre société.

En France, on s’affronte d’abord, on discute ensuite. Dans les pays nordiques, on négocie d’abord, et longuement, avec l’intention de conclure un compromis mutuellement avantageux ;

Et on s’affronte, parfois durement, qu’en dernier recours.

En France, disait Raymond Aron « On ne fait des réformes qu’à la faveur d’une Révolution ».

Cette « furia francese » avait frappé  - et enchanté -, Karl Marx, qui voyait dans la France « la Patrie de la lutte des classes », le pays où les luttes sociales et politiques sont menées le plus loin.

Et de fait, dans quel pays développés a-t’on assisté à des mobilisations de l’ampleur de celles que nous connaissons contre toutes les réformes des retraites, depuis trente ans ?

En 1995, en 2003, en 2010, les manifestations ont dépassé le million de participants et les grévistes ont bénéficié du soutien de l’opinion publique, ce qui leur a permis de vaincre, totalement ou partiellement.

Seule la CFDT a refusé de participer à ce front du refus et a accepté de négocier, ce qui lui a valu cette boutade, digne d’une meilleure cause: « Quand les capitalistes rétabliront l’esclavage, la CFDT négociera le poids des chaînes ».

Nulle part ailleurs il n’y a eu une telle résistance de masse contre une réforme que, par ailleurs, tout le monde s’accordait à reconnaître comme nécessaire, et que les gouvernements de gauche se gardaient bien de remettre en cause, chaque fois qu’ils revenaient au pouvoir.

Cette propension à l’affrontement se retrouve aussi au sein du peuple de droite :

Dans l’Espagne très catholique, au Portugal, en Irlande ( ?), le droit des homosexuels à se marier a été reconnu pacifiquement.

 Il n’y a qu’en France qu’il a donné lieu aux manifestations monstres de la « Manif pour tous ».

Ce haut niveau de combattivité populaire a ses bons côtés : il a permis d’édifier un système social parmi les plus généreux au monde :

Ce n’est pas par hasard que la France est le pays où l’inégalité sociale est parmi les plus faible des pays développés ; où 57% de la richesse produite sont prélevés et redistribués ;  où les retraités ont en moyenne, des pensions égales ou supérieures au salaire moyen des actifs ; où les droits des salariés sont les plus étendus ; où les services publics sont les plus développés et les plus diversifiés…

Mais cette culture de l’affrontement est désormais devenue un lourd handicap :

Nous sommes confrontés aujourd’hui à une triple révolution technologique, écologique, démographique.

Pour réussir notre transition à la société numérique et écologique, relever le défi du vieillissement, c’est de la coopération entre tous les acteurs sociaux dont nous avons besoin,

D’une culture du compromis l’emportant sur celle de l’affrontement.

Comment réduire le niveau de défiance et de conflictualité qui existe dans notre société ?

Comment accroitre le niveau de confiance et de coopération entre ses membres et à l’égard de ses institutions politiques ?

En style télégraphique, car chacune de ces têtes de châpitres mériterait unn long développement, je dirais :

Pour dépasser la « société de défiance », il faut d’abord réduire, et si possible éradiquer, les raisons objectives de se défier :

La précarité, l’insécurité publique et économique, l’injustice sociale…

Il faut proposer une vision de notre nouveau monde,  une Perspective, une « Utopie réaliste » : celle de la « République sociale », laÏque, écologique, cheville ouvrière d’une Fédération européenne d’Etats nations.

Il faut en second lieu associe davantage, individuellement et collectivement, les citoyens à l’élaboration des décisions qui les concernent, à leur mise en œuvre et à leur évaluation.

Il faut refonder notre démocratie, en modifiant l’articulation entre démocratie participative,

Démocratie sociale, et démocratie participative, au profit de cette dernière.

C’est une exigence forte des citoyens modernes, plus éduqués, plus informés, plus individualistes aussi, que ceux des générations précédantes.

Vaste programme, aurait dit le Général de Gaulle, plus facile à énoncer qu’à réaliser !

Raison de plus pour s’y attaquer énergiquement ! Pourra t’on réussir, au moins partiellement ? 

« Je le crois et je l’espère », comme disait Léon Blum ; « Je le crois parce-que je l’espère ».