Mai-68: pourquoi la France en garde une bonne image. Publié dans l'Express

Il en fut l'un des animateurs: l'ex-sénateur socialiste Henri Weber écrit à L'Express pourquoi il juge que la France se souvient avec nostalgie des "événements" de mai 1968.

 

visaz 17 mai 1968 302355Le mouvement de mai 68 a été international, mais il n'y a qu'en France qu'il donne lieu à des commémorations décennales de grand style. Nulle part ailleurs on ne constate une telle débauche de livres, de films, de débats audiovisuels, de colloques et d'éditions spéciales. 

La bonne image que conservent les "événements", malgré des campagnes de dénigrements de moins en moins subtiles orchestrées par les droites, tient à au moins trois raisons. 

Tout d'abord, dans la mémoire collective des Français, Mai 68 est associé à un grand moment de conquêtes démocratiques et sociales. La "contestation" s'est attaquée à toute les formes autoritaires d'exercice du pouvoir: à l'Université, mais aussi dans la famille, le couple, l'entreprise, la Cité. Elle s'en est pris à toutes les formes de discriminations: entre les classes sociales, les genres, les "races", les préférences sexuelles, les cultures régionales. 

Dans la France de l'après-Mai, on imposait moins, on discutait et on négociait davantage. Les individus ont gagné en autonomie et en libertés. 

"La révolution hédoniste"

Sur le plan social, le salaire minimum, qui concernait alors 16% des travailleurs, a augmenté de 35% d'un coup, le salaire moyen de 10%. Les droits syndicaux ont été reconnu dans l'entreprise et toute une série de négociations interprofessionnelles nationales ont été programmées qui ont abouti à de grandes avancées sociales: du droit à la formation professionnelle pour adultes, en 1969, à l'indemnisation totale du chômage en 1975, en passant par la mensualisation des salaires ouvriers et l'institution du salaire minimum de croissance (Smic). 

Sur le plan "sociétal", l'homosexualité et l'interruption volontaire de grossesse (IVG) ont cessé d'être des crimes durement réprimés par la loi. Les femmes ont obtenu l'autorité parentale conjointe sur leurs enfants et le droit d'ouvrir un compte en banque sans l'autorisation de leur mari. La marche vers la parité et l'égalisation des salaires à commencé sa (lente) courbe ascendante. La révolution hédoniste est venue couronner la progression démocratique. 

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En second lieu, aux yeux de la grande opinion, Mai 68 "ça s'est bien terminé". Le gauchisme français n'a pas sombré dans la lutte armée, contrairement à ce qui s'est produit en Italie, en Allemagne, au Japon, aux Etats-Unis. La "fête juvénile" n'a pas débouché sur les "années de plomb". Les groupes maoïstes qui préconisaient la "Nouvelles Résistance" ont eu la sagesse de s'arrêter au bord du gouffre et le courage de s'auto-dissoudre, en 1973. Malgré six semaine d'affrontements violents entre manifestants et forces de l'ordre, on n'a eu à déplorer que cinq morts, dont deux par accidents. 

Les soixante-huitards qui sont restés en politique sont passés de la Révolution à la Réforme, ce qui pour l'immense majorité des Français constitue plutôt un progrès. Ils ont cherché à obtenir par l'action associative, syndicale, électorale, ce qu'ils n'avaient pu obtenir par la grève générale et les manifestations violentes. Par vagues successives, beaucoup d'entre eux ont rejoint les partis de l'Union de la Gauche: PS, Verts, plus rarement PCF... La victoire de la gauche en 1981, après vingt trois ans d'opposition, leur est apparue comme un effet différé de la "Révolution de Mai". 

"Collectivement fière"

La troisième raison de cet engouement du peuple de gauche pour Mai 68, c'est que cet événement a été vécu par beaucoup comme un moment de grâce, qui laissait entrevoir ce que serait une société fraternelle. Il n'y a qu'en France que le soulèvement de la jeunesse a déclenché une grève générale de six semaines, avec occupation d'usines et début de coordination des comités de grève. La vie ordinaire, routinière, insipide - "métro, boulot, dodo" -, s'est totalement arrêtée. Plus de transports, de courrier, de production. 

Les rapports sociaux habituels, hiérarchiques, conflictuels, aliénants, ont été suspendus. D'autres, plus généreux, plus chaleureux, plus fraternels, s'y sont substitués. Tout le monde parlait à tout le monde et la poésie fleurissait sur les murs. Dans les entreprises et les universités occupées, dans les manifestations et les assemblées générales quotidiennes, les Français ont "vécu sans temps morts", une vie intense, riche et exaltante, dont ils ont gardé et transmis le souvenir. 

Au-delà des revendications politiques et sociales, c'est ce désir d'une autre civilisation, moins productiviste, moins mercantile, plus soucieuse de la dignité et de l'accomplissement de chacun, qu'ils ont exprimés. 

"La France n'est grande que lorsqu'elle incarne une cause universelle", disait le général de Gaulle. En Mai 68, la France s'est sentie grande et fidèle à elle même, à sa mission émancipatrice. 

Elle a brillé de tous ses feux dans le concert des nations et a éprouvé le sentiment de faire à nouveau l'Histoire. Et c'est de cela qu'elle reste collectivement fière aujourd'hui. 

Henri Weber est ancien sénateur et député européen socialiste et auteur de Faut-il liquider Mai 68? Essai d'interprétation des événements. Seuil, Paris, 2008.