Après l’accord du 13 juillet, s’attaquer aux contradictions de l’Union européenne et aux vices de construction de la zone euro.
La crise grecque, mais aussi celles, nullement résorbées, d’autres pays de la périphérie européenne, illustrent l’inefficacité dévastatrice de la politique d’austérité généralisée mise en œuvre en Europe depuis 2009 par les conservateurs libéraux.
L’idée que l’austérité ramènera la confiance des investisseurs, et que le retour des investisseurs relancera la croissance, s’est avérée dramatiquement fausse et a conduit l’Union européenne au seuil de la déflation. L’austérité synchronisée a noyé le moteur de la demande, et l’atonie de la demande a dissuadé les investisseurs. Il a fallu l’audace iconoclaste de Mario Draghi, s’asseyant sur les Traités et rachetant chaque mois pour 60 milliards d’euros d’obligations d’ Etat et désormais aussi, d’entreprises, pour nous éviter le pire. Simultanément, le nouveau président de la BCE, Jean-Claude Juncker, a fait de la relance de la croissance par l’investissement la priorité de sa mandature et assoupli les rythmes du retour à l’équilibre budgétaire des états surendettés. C’étaient les conditions posées par les députés socialistes européens au soutien de sa candidature à la tête de la Commission.
Mais la menace du « Grexit » a mis aussi en évidence les contradictions de l’Union européenne et les « vices de construction » initiaux de la zone euro.
Contradictions de l’Europe à 28
L’Union européenne n’est pas encore, il s’en faut de beaucoup, une fédération, elle n’est pas les « Etats-Unis d’Europe », même si elle est déjà plus qu’une simple confédération d’ Etats indépendants. Elle rassemble 500 millions de citoyens, plus ou moins conscients de leur interdépendance, et 28 Etats membres, tous jaloux de leur souveraineté et de leurs intérêts nationaux. Elle combine des institutions à dominante fédérale – le Parlement européen, la Commission, la Banque centrale européenne (BCE), la Cour de justice… - et des institutions à dominante intergouvernementale – le Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement, le conseil des ministres et son organisme permanent à Bruxelles, le Coreper, l’Eurogroupe… - Je dis « à dominante », car les institutions fédérales conservent aussi une dimension intergouvernementale et vice versa : la Commission européenne, par exemple, est composée d’un commissaire par Etat membre, désigné par son gouvernement national. Inversement, le Conseil des chefs d’Etat et de gouvernement est, certes, on vient de le voir, le lieu de la confrontation et du compromis entre les Etats nationaux, mais il n’est pas indifférent non plus à l’intérêt général européen. Nombreux étaient les premiers ministres désireux de sortir la Grèce de l’euro, après le triomphe du « non » au référendum du 5 juillet. Mais François Hollande, appuyé par Mattéo Renzi et Charles Michel, le Premier ministre belge, a réussi à les convaincre qu’un « Grexit » non maîtrisé serait dévastateur, non seulement pour les Grecs, mais aussi pour le projet européen. Au petit jour, la Grèce restait dans l’Euroland et bénéficiait d’un troisième programme d’aide (en cinq ans !) de 86 milliards d’euros.
Ce caractère double de l’Union européenne est constitutif de sa structure et est appelé à durer longtemps : le temps qu’un peuple européen se forme et prenne conscience de lui-même.
L’Union européenne est une communauté politique hybride, en transition. Sur toutes les questions qui fâchent—la fiscalité, la politique économique, la protection sociale…--, elle décide à l’unanimité. C’est dire qu’elle décide peu et, souvent, trop tard. Tant que la croissance était au rendez vous, et les menaces géopolitiques aux abonnés absents, cette impotence relative était supportable. Mais depuis les années 2000 nous sommes entrés dans une zone de tempête : les grands émergents (Chine, Inde, Brésil… ) ont émergé, suivis des moins grands (Indonésie, Vietnam et Afrique du Sud… ). La troisième révolution industrielle, celle du numérique et des biotechnologies, a pris son essor. L’économie, comme la politique, ayant horreur du vide, les gouvernements ont apporté une réponse principalement nationale à ces nouveaux défis : les Allemands ont conclu un « compromis mercantiliste » entre la CDU et le patronat d’une part, les syndicats et le SPD de l’autre, pour préserver la puissance industrielle et exportatrice du « site Allemagne ». Les Britanniques ont choisi d’attirer par une fiscalité complaisante les capitaux et les fortunes du monde entier pour asseoir la puissance financière de la City. Les Espagnols ont surinvesti dans l’immobilier au soleil, pour devenir la Floride de l’Europe, etc. L’accélération de la mondialisation et de la révolution numérique appelaient au contraire une réponse européenne, coordonnant, harmonisant et complétant les politiques économiques nationales. Les conséquences de ce « chacun pour soi » ont été une croissance molle et un chômage élevé en Europe, frappant en particulier les économies les plus faibles.
Vices de construction
La zone euro constitue, de surcroît, une zone monétaire unifiée « non optimale » : Elle possède une monnaie unique, qui prive ses Etats membres de l’arme de la dévaluation pour recouvrer leur compétitivité. Mais elle ne dispose ni d’un gouvernement économique, capable de coordonner les politiques budgétaires des Etats membres et de mettre en œuvre une stratégie de développement continentale ; ni d’une banque centrale complète, semblable à la FED américaine ; ni d’un budget digne de ce nom ; ni d’une fiscalité et d’un système de protection sociale harmonisés .
Dans ces conditions, la monnaie unique et le marché intégré favorisent, non pas la convergence des économies nationales vers le haut, mais la bipolarisation territoriale et la divergence des compétitivités : l’investissement productif va aux pays et aux régions déjà les plus industrialisées, là où existe un écosystème économique de l’innovation et du développement ; et déserte les pays les moins industrialisés, qui se désindustrialisent encore davantage .
Pour qu’il en soit autrement, il faut rompre avec les politiques d’austérité généralisée et mettre en œuvre une stratégie différenciée de sortie de crise : les pays excédentaires d’Europe du Nord doivent relancer leur consommation intérieure et leurs investissements, pour servir de locomotive à l’Europe. Ils ont commencé à le faire : l’Allemagne a institué un smic horaire de 8,50 €, les salaires y augmentent de 3% par an, le chômage est tombé sous la barre des 5%... Mais l’investissement reste faible, alors que les besoins en infrastructures, en éducation, en recherche, sont élevés. Les pays surendettés – dont la France ! – doivent s’engager sur une trajectoire de retour progressif à l’équilibre budgétaire mais en prenant le temps nécessaire, afin de ne pas retomber en récession ou manquer le train de la croissance. C’est ce que notre gouvernement a obtenu de la Commission en repoussant par deux fois l’objectif de retour à un déficit budgétaire de 3%, initialement promis pour 2013 et qui sera atteint en 2017. Là est la différence entre le sérieux budgétaire et l’austérité.
Au niveau de l’Union, il faut mettre en œuvre un programme de relance par l’investissement beaucoup plus ambitieux que l’actuel Plan Juncker, qui n’en constitue que l’embryon. Six grands projets prioritaires doivent être mis en œuvre, à 28 si possible, à moins si nécessaire, assurant la transition écologique et numérique de notre continent : l’Europe de l’énergie, l’Europe du numérique, des transports propres (voitures électriques, réseaux intelligents, frêt ferroviaire), l’Europe des technologies-clé génériques (bio et nanotechnologies, matériaux intelligents, robotique…), l’Europe de la défense, de l’agriculture bio ou raisonnée. Ces programmes d’investissement ne sont pas des plans sur la comète, ils ont été soigneusement élaborés au cours des ans par le Parlement européen et la Commission. La Grèce devrait en bénéficier, prioritairement, pour retrouver la croissance.
Il faut encore transformer la BCE en banque centrale complète, soucieuse de croissance et d’emploi, autant que de stabilité monétaire, à l’instar de la FED américaine ; parachever l’Union bancaire en édifiant son troisième pilier : la garantie des dépôts des épargnants à hauteur de 100 000 euros ; instituer un véritable budget européen, doté de ressources propres et d’une capacité d’emprunt ; harmoniser progressivement la fiscalité et la protection sociale dans la zone euro, en commençant par l’impôt sur les sociétés ; mutualiser la partie des dettes souveraines qui excède 60% du PIB, comme le recommandent les « cinq sages » allemands, conseillers d’Angela Merkel. Instituer une organisation politique de la zone euro, dotée d’une capacité budgétaire spécifique et de stabilisateurs sociaux, en commençant par une assurance chômage. Multiplier les « coopérations renforcées » entre les Etats européens qui souhaitent aller plus vite et plus loin dans le sens de l’intégration, car la construction européenne se fait et se fera de façon différenciée, par cercles concentriques : l’Eurozone en est le cœur, l’Union européenne à 28 le second cercle ; le « pourtour européen » (Turquie, Ukraine, Maghreb… ) potentiellement le troisième.
Le progrès de l’intégration européenne passe aussi par le renforcement de chacun de ses piliers de pouvoir – le Parlement, la Commission, le Conseil européen, le Conseil des ministres, l’Eurogroupe, la BCE… - et la meilleure articulation de leurs relations. La Fédération d’Etats nations en gestation, dans laquelle nous sommes engagés, marche au partage des compétences et à la codécision.
Le but lointain est l’édification d’un pôle politique autonome, dans le monde multipolaire du XXIème siècle, première démocratie économique, sociale et écologique du monde, foyer d’une haute civilisation et levier d’une autre mondialisation, maîtrisée et solidaire. Utopie réaliste, à l’issue incertaine, projet follement ambitieux, mais nullement hors d’atteinte, si nous savons écarter les sirènes des replis nationalistes, de gauche comme de droite ; de la démission libérale devant les « forces du marché » ; de la résignation décliniste, défaitiste, pessimiste à notre statut d’ancienne grande puissance, vouée à la marginalisation.
Si l’Europe ne progresse qu’à l’occasion de ses crises et sous l’aiguillon de la menace, comme le disait Jean Monnet, l’opportunité se présente d’accomplir plusieurs pas en avant. C’est ce à quoi nous invite le président de la République et le gouvernement. A nous de faire preuve de détermination et d’imagination.
Henri Weber, directeur des études auprès du premier secrétaire du Parti socialiste, chargé des questions européennes
Voir aussi :
Grèce : à présent, il faut s'attaquer aux vices de construction de la zone euro
(16 juillet 2015, le Plus du Nouvel Obs)
http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1397614-grece-a-present-il-faut-s-attaquer-aux-vices-de-construction-de-la-zone-euro.html
Crise grecque : les trois objectifs des socialistes (17 juillet 2015, Mediapart)
http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/170715/crise-grecque-les-trois-objectifs-des-socialistes
Grèce, le retour du clivage gauche-droite (20 juillet 2015, Libération)
http://www.liberation.fr/monde/2015/07/19/grece-le-retour-du-clivage-gauche-droite_1350400