La nouvelle gauche et la Nation, publié dans Telos

A propos de « Slow Démocratie » de David Djaïz.

« Comment maîtriser la mondialisation et reprendre notre destin en main ? ».

Tel est le sous-titre et l’objet du dernier livre de David Djaïz, pur produit de la méritocratie française, , normalien, énarque, inspecteur des finances, enseignant à Sciences po et nonobstant rebatisseur d’une social-démocratie du XXIème siècle. « En réhabilitant et en renforçant la Nation », répond ce brillant sujet, niveau d’exercice du pouvoir dénigré par les conservateurs-libéraux, au nom des vertus postulées du libre-échange ; déprécié par les démocrates-chrétiens et les sociaux-démocrates, au nom de l’utopie fédéraliste des « Etats-Unis d’Europe » ; décrié par l’extrême-gauche au nom de l’anti-capitalisme de principe. Cette hostilité générale, ou pour le moins cette sous-estimation de l’importance de l’Etat-nation, prétendument évidé de ses fonctions par la mondialisation de l’économie et l’individualisation de la société, écrit l’auteur, a permis à l’extrême-droite de s’emparer de ce talisman et de le monopoliser. Elle l’a fait, bien entendu, en imposant sa conception fermée, xénophobe, ethnique, raciste de la Nation, déplore David Djaïz. Contre la conception ouverte, humaniste, universaliste, républicaine que défend la gauche, pour qui la Nation démocratique est d’abord et avant tout une communauté de citoyens, unis par leur culture, leur histoire, certes, mais aussi et surtout, par des valeurs communes s’incarnant dans des grands objectifs et des projets partagés.  David Djaïz ne méconnait pas l’importance des autres niveaux d’exercice du pouvoir dans la mondialisation : le niveau local où se déploie les solidarités territoriales. Les niveaux européen et mondial, pertinents pour relever les grands défis du XXIème siècle : la lutte contre le déreglement climatique, la maîtrise des flux migratoires, la régulation de la finance folle et des multi-nationales géantes, l’éradication du terrorisme islamiste, la sécurité des européens , le rattrapage de leur retard dans la nouvelle révolution industrielle, celle du numérique et de l’intelligence artificielle (1). Mais le niveau national lui semble déterminant, si l’on veut enrayer la résistible ascension de l’europhobie et regagner l’adhésion des peuples au projet européen. Car « seule la nation démocratique offre la possibilité de conjuguer ces trois biens sociaux aussi désirables les uns que les autres : la démocratie, la liberté civile et la solidarité » (2).

Misère de l’ultra fédéralisme.

           

Je partage la critique de Djaïz contre l’ultra fédéralisme béat et abstrait, dont le livre de Daniel Conh-Bendit et de Guy Verhofstadt, « Debout l’Europe ! », constitue une récente illustration, après beaucoup d’autres. « Le temps historique de l’Etat-nation est arrivé à son terme, écrivent ces deux éminents personnages, l’avenir de l’Europe est une fédération post-nationale (3). Les ultra-fédéralistes ignorent l’importance persistante de l’Etat-nation comme niveau d’exercice de la souveraineté populaire, cadre de fonctionnement de la démocratie, lieu d’affirmation et d’épanouissement de l’identité culturelle, espace de déploiement de la solidarité sociale et territoriale. Ils ignorent de surcroît les modalités de construction des fédérations politiques, processus prolongé, souvent pluri- séculaire, qui requièrent tout un ensemble de conditions, dont la moindre n’est pas l’existence d’un grave  péril extérieur : l’Union européenne n’aurait sans doute pas vu le jour sans l ‘acuité de la menace soviétique, au lendemain de la seconde guerre mondiale, au plus fort de la guerre froide. Je pense comme lui que la gauche ne doit en aucun cas abandonner la valeur-nation, à l’extrême-droite et à la droite ; qu’elle doit au contraire leur opposer sa propre conception de la nation, comme le faisait Jaurès, affirmer son « patriotisme républicain ».

Raisons de l’impotence croissante des Etats-nation.

Mais pour nécessaires et irremplaçables qu’elles soient, dans un avenir prévisible, les nations démocratiques sont entrées en crise profonde, et ne constituent plus, a elles seules, les acteurs pertinents pour relever les grands défis de notre temps, que David Djaïz passe en revue, par ailleurs, exhaustivement (4). Aucuns de ces défis n’a désormais de solution nationale, tous exigent des réponses internationales, ou au moins continentales. Voilà la contradiction fondamentale de nos démocraties : les défis sont mondiaux, ceux qui sont appelés à les relever – les peuples, leurs représentants élus, leurs gouvernements, leurs acteurs publics  - , sont restés pour l’essentiel nationaux. Circonstance aggravante, les détenteurs du pouvoir économique privé, chefs d’entreprises géantes et opérateurs financiers, se sont quant à eux résolument internationalisés. S’appuyant sur des innovations technologiques en grappe – les conteneurs, l’internet, les smartphones … - ; et sur la victoire par KO, dans le champs des idées, puis dans la sphère politique, de la contre-réforme néo-libérale, à la fin des années 1970-80, ils ont construit un rapport de force favorable au Capital, défavorable au salariat, et substitué au keynésianisme des Trente glorieuses un régime de croissance qui leur assure la part du lion dans le partage de la valeur ajoutée. Il en  résulte une explosion des inégalités qui est pour beaucoup dans le rejet des élites politiques et économiques en occident, et la montée des populismes.

 Nous sommes entrés dans un nouvel âge de la démocratie : nos démocraties nationales sont désormais numériques et médiatiques, assurément, mais elles sont aussi individualistes, sceptiques et passablement impotentes. C’est la conjonction de ces évolutions, de nature très différente, qui nourrit la crise générale des démocraties libérales et l’expansion du « dégagisme ».

S’agissant des nations moyennes ou minuscules de la vieille Europe, ma conviction est qu’elles souffrent d’abord d’une crise d’inefficacité. Leur impotence a été sciemment recherchée et provoquée par les classes dominantes et leurs intellectuels organiques, les Milton Friedman, Martin Feldstein, Robert Lucas, George Stigler, et des dizaines d’autres, de haut vol, écrit David Djaïz, afin de favoriser le libre-échange marchand, et stopper l’expansion de l’Etat-providence, portée par le mouvement ouvrier.

 

Une fois la bataille des idées gagnées, les Thatcher, Reagan, et à leur suite leurs homologues européens, ont mis en place le système législatif, réglementaire, juridique, institutionnel, qui permettait de faire de « la création de valeur pour l’actionnaire » le but majeur de l’économie. Tout cela est vrai, j’en ai retracé l’histoire dans un livre récent, « Eloge du compromis » (5). Mais la cause profonde de l’impuissance croissante du Politique (et du syndical !) se trouve dans l’évolution du capitalisme lui-même : sa mondialisation et sa financiarisation, accélérées par la révolution numérique.

 

Cela ne signifie pas que les carottes sont cuites et que les acteurs publics sont condamnés soit à se soumettre aux exigences des forces du marché, soit à se résigner à la simple résistance. Ils peuvent aussi reconquérir les moyens de leur souveraineté :  en portant le pouvoir politique, syndical, associatif, au même niveau de puissance et d’organisation que celui dont se sont dotés les détenteurs du pouvoir économique privé ; hausser les acteurs publics à la dimension des défis mondiaux auxquels ils sont confrontés.

L’Union européenne : une unité politique hybride, en transition.

D’où l’importance, dans la chaîne des niveaux d’exercice du pouvoir, du palier continental, soit en ce qui nous concerne, de l’Union européenne. Celle-ci est aujourd’hui, et pour longtemps, une unité politique hybride, en transition. Elle est loin d’être déjà une Fédération, les « Etats-Unis d’Europe », dont rêvaient Victor Hugo et les pères fondateurs du Marché commun. Mais elle est beaucoup plus qu’une simple confédération d’Etats indépendants. Elle combine des institutions à dominante communautaire (le Parlement, la Commission, la BCE, l’Euro, la Cours de justice…). Et des institutions à dominante inter-gouvernementale (le Conseil des chefs d’Etat et de gouvernement, les conseils des ministres…). Elle est une Fédération d’Etats-Nations (Delors) en gestation, en transition laborieuse et incertaine vers une Fédération (6). Tant que cette transition sera en cours les démocraties nationales européennes se répartiront l’exercice du pouvoir, selon le principe de subsidiarité, entre ses niveaux local, national, européen et international.  Mais la Nation est une forme historique d’organisation politique, comme la tribu, la cité, l’empire. Elle n’a pas toujours existé et n’existera pas toujours. Elle est apparue au XVI eme siècle et a connu sa grande expansion au XX eme. On ne voit pas pourquoi la créativité des peuples en resterait là, et n’inventerait pas une forme nouvelle, mieux adaptée à la mondialisation de l’économie, de la communication, et de la culture. Cette forme peut être la Fédération démocratique.  David Djaïz, tout champion de la réhabilitation de l’Etat national qu’il soit, en liste les bases : Les nations ouest-européennes, reconnaît-il, respectent cinq principes de justice exprimés dans du droit qui les  singularisent, et qui nous rendent fier d’être européen quand nous sommes en Chine ou aux USA : Elles sont toutes des démocraties libérales avancées, des Etats de droit ; elles pratiquent un haut niveau de redistribution sociale et territoriale au moyen de l’Etat-providence; elles se tiennent à la pointe du combat écologique. Emporté par son enthousiasme, l’auteur en vient même à parler par quatre fois de « nation européenne » (7). Cette énumération va à l’encontre de sa réfutation des thèses d’Ulrich Beck, Edgar Grande (8), Jürgen Habermas (9),  et de bien d’autres, sur la possibilité d’un « Empire démocratique », qu’incarnerait à terme l’Europe : Empire, parce-que rassemblant dans une même entité politique un grand nombre de peuples, de religions, d’ethnies, de nations…Démocratique, parce-que ce rassemblement se fait volontairement et pacifiquement, sur la base d’une adhésion aux valeurs de la démocratie libérale, sociale, et désormais, écologique. Que cette Union est elle même régie démocratiquement, au moyen d’un système d’institutions qui respecte sa double nature : les 350 millions de citoyens européens majeurs élisant leur Parlement au suffrage universel, et celui-ci ne cessant de renforcer ses pouvoirs, comme Emmanuel Macron et Sylvie Goulard viennent de l’éprouver à leur dépend ; les 27 Etats-membres étant représentés au sein du Conseil et de la Commission par des représentants élus ou désignés par leur gouvernement. La démocratisation de l’UE dispose encore de larges marges de progression, mais rien ne nous autorise à conclure qu’elles sont désormais bloquées et vouées à dépérir. Démocratiser l’UE, c’est renforcer simultanément chacun de ses piliers – le Parlement, la Commission, le Conseil des chefs d’Etat et de gouvernement, le Conseil des ministres de l’Union… -, et mieux articuler leurs relations. La fédération d’Etats-nations en gestation marche au partage des compétences et à la codécision. C’est instituer aussi une meilleure coopération entre Parlements nationaux et Parlement européen. C’est mettre en œuvre, enfin, une stratégie différenciée de la construction européenne –  ceux qui souhaitent et qui peuvent avancer plus vite dans le sens de l’intégration doivent pouvoir le faire -, tant il est vrai que les 27 Etats-membres de la Grande Europe ne peuvent progresser d’un même pas.

Une utopie réaliste.

J’ai été député européen au début des années 2000, au plus fort de l’illusion ultra libérale de la « Nouvelle Economie ». Prétenduement douée de vertus auto-régulatrices, celle-ci devait assurer à la fois une croissance vigoureuse, sans inflation et sans crises. Il fallait libérer les énergies des entreprenants, et surtout ne pas les entraver par des règles et des interventions étatiques d’un autre temps. C’est cette idéologie qui a fait reculer la démocratie dans l’UE, en même temps que la puissance publique, à tous les niveaux : national, local, comme européen. La crise de 2008-2011 a frappé cette idéologie au cœur. Le néo-libéralisme est entré en crise, au profit des populismes d’abord, mais aussi de ceux qui prône un retour en force de la Main très visible des pouvoirs publics.  Il faut se réapproprier la Nation démocratique, assurément, David Djaïz a raison sur ce point. Mais il faut poursuivre simultanément la construction européenne, conçue comme un pôle autonome dans le monde multi-polaire du XXIème siècle, première démocratie économique et sociale au monde, foyer d’une nouvelle Renaissance et levier d’une autre mondialisation.

Utopie ? Certainement. Mais utopie réaliste , et non pas chimérique ; projet follement ambitieux, nullement assuré d’aboutir, mais pas non plus condamné à échouer.  « Grand dessein », de ceux qui font avancer la civilisation et l’humanité.

Henri Weber,

Ancien sénateur et député européen socialiste,

Expert associé à la fondation Jean Jaurès.

  • David Djaïz, “Slow Démocratie”, Allary Editions, Paris, 2019, p 217-218.
  • Idem, p 222.
  • Daniel Cohn-Bendit et Guy Verhofstadt, « Debout l’Europe ! Manifeste pour une révolution post-national en Europe », Bruxelles, Actes Sud, 2012, p71.
  • David Djaïz, op. cit. p 222-223.
  • Sur cette contre-réforme néo-libérale, voir Henri Weber, « Eloge du compromis », Plon, Paris 2016, p61-64..
  • Cf, Olivier Beaud ; « Théorie de la fédération », Paris, PUF, 2007 : « Le fédéralisme est un processus d’agrégation d’unités politiques, sans que cette association ne débouche sur la fusion de ces unités dans une nouvelle unité créee ».

(7) David Djaïz, Slow Démocratie, p233,234,235.

(8) Ulrich Beck, Edgard Grande, « Pour un empire européen », Gallimard, Paris,2007.

(9)Jürgen Habermas, « Après l’Etat-nation : une nouvelle constellation politique », Ed. Pluriel, Paris, 2013. « La Constitution de l’Europe », Paris, Gallimard, 2012.