L’extrême gauche et EE-LV ont choisi de faire des négociations commerciales entre l’Union européenne et les Etats-Unis leur principal point de clivage avec le Parti socialiste et leur argument majeur de campagne. A les en croire, le Traité transatlantique d’investissement et de commerce (TTIP), conduirait à l’alignement des Européens sur les normes alimentaires, sanitaires, sociales et environnementales en vigueur de l’autre côté de l’Atlantique. Marine Le Pen leur fait écho : «Cela signifie que demain, vous et vos familles pourriez manger du bœuf aux hormones, du poulet à la Javel, du porc à la ractopamine, les OGM cultivés en masse aux Etats-Unis.»

Il s’agit d’attiser des peurs pour engranger des voix, au mépris du respect le plus élémentaire de la vérité. Nous y sommes habitués de la part du Front national et du Front de gauche, c’est plus décevant venant des Verts.

Cette charge des extrêmes fait pudiquement silence sur trois réalités qui méritent pourtant d’être portées à la connaissance des électeurs. La première concerne le processus de décision. S’agissant du TTIP, c’est la Commission qui négocie, mais ce n’est pas elle qui décide. Une fois conclu, l’accord devra être approuvé à l’unanimité par le Conseil des chefs d’Etats et de gouvernement ; puis à la majorité par le Parlement européen, et enfin par chacun des Parlements nationaux des 28 Etats membres. Si le Traité ne convient pas aux Européens, ils disposent de trois instances pour le retoquer.

Le Parlement européen a déjà exercé son droit de veto en rejetant le traité Acta sur la contrefaçon ou l’accord Swift sur la protection des données personnelles. L’accord transatlantique sera mutuellement avantageux pour les deux parties ou bien il ne verra pas le jour.

Seconde réalité occultée : Karel de Gucht, commissaire au Commerce, négocie au nom de l’Union −on ne peut pas négocier à 28 !−, mais il n’a pas carte blanche ! Le Parlement a voté une résolution sur le mandat de négociation, le 23 mai 2013, définissant les conditions d’un éventuel accord. La plupart d’entre elles ont été reprises dans le mandat de négociation que le Conseil a confié à la Commission. «Le respect de nos choix collectifs en matière d’OGM, de clonage et de santé, celui du principe de précaution» est exigé à l’article 25 de ce mandat. Cela n’empêche pas les Verts et le Front de gauche d’agiter le spectre des poulets à la javel dans nos assiettes ! Il en va de même pour les droits des travailleurs (article 32), la défense de la propriété intellectuelle et des indications géographiques de nos produits (article 29 du mandat).

Les députés socialistes ont beaucoup contribué à améliorer le mandat de négociation. Sur les points évoqués plus haut, mais aussi sur l’exception culturelle. Mon amendement excluant les services audiovisuels du champ des négociations a été voté par deux tiers des députés et repris dans le mandat au terme d’un bras de fer avec la Commission. Nous nous sommes abstenus cependant sur le vote final de la résolution en séance plénière, parce qu’en raison de la position de la droite européenne, nous n’avons pas réussi à faire inscrire le rejet du mécanisme de règlement des différends investisseurs-Etats des termes de la négociation. Notre opposition à ce système qui peut privilégier les multinationales au détriment des politiques publiques figure en bonne place parmi les sept conditions adoptées par le groupe parlementaire socialiste le 16 avril dernier comme préalable à son approbation de l’accord final.

Enfin, les opposants par principe au Traité transatlantique de commerce et d’investissement se gardent bien d’évoquer les raisons pour lesquelles les 28 chefs d’Etat et de gouvernement, qui ne sont pas tous des valets de l’impérialisme yankee, et une majorité d’organisations professionnelles, qui ne sont pas toutes suicidaires, ont décidé d’engager ce marathon commercial.

Dans ces négociations, les Européens poursuivent trois objectifs : réduire le déséquilibre commercial existant entre l’Union européenne et les Etats-Unis, concernant l’accès aux marchés publics. Ceux des Européens sont ouverts à 85% aux soumissionnaires étrangers. Ceux des Américains ne le sont qu’à 35%. Le juste échange, c’est la réciprocité et l’équilibre entre puissances de même niveau. Il faut donc rééquilibrer.

Second objectif : réduire progressivement les droits de douane, à l’exception des secteurs sensibles pour nos économies et atténuer les barrières non-tarifaires injustifiées (standards, certifications…) qui pénalisent l’entrée de nos biens et de nos services sur le marché américain. Faire aussi reconnaître par les Américains nos indications géographiques (AOP, AOC) qui font la richesse de nos terroirs et les protéger.

Le troisième objectif est géopolitique : il s’agit de préserver le pouvoir normatif qu’exercent pour l’essentiel les Européens et les Américains et que revendiquent de plus en plus efficacement les grands émergents, et, en premier lieu, la Chine. Qui définira les normes de la future voiture électrique, des produits agroalimentaires, de la galaxie Internet, des Télécommunications? Il vaut mieux que ce soient des Etats de droit et des démocraties, plutôt que des pouvoirs autoritaires ou despotiques, insensibles aux revendications des consommateurs, des salariés, des citoyens. Ce pouvoir normatif est de toute façon destiné à être partagé, on le voit bien à l’OMC. Mais précisément pour cela, il est bon que les Européens et les Américains unissent leurs forces.

Ensemble, ils représentent 40% des échanges mondiaux et près de la moitié de la production mondiale. Si nous nous entendons sur des règles communes, celles-ci inspireront les normes de l’ensemble de la planète.

Il n’y a aucune raison de croire que les Américains vont nous imposer unilatéralement les leurs, sinon notre sempiternel complexe d’infériorité, notre «franco scepticisme», comme disait Jacques Delors. Ce défaitisme dépressif n’habite pas la plupart des autres pays européens. C’est pourquoi nous nous trouverions bien seuls, si d’aventure nous acquiescions à l’exhortation des Verts et du Front de Gauche de quitter la table des négociations avec les Etats-Unis, avant même qu’elles n’aient vraiment commencé.

Henri Weber député européen, directeur des études européennes auprès du premier secrétaire du Parti socialiste