Primaire: les raisons d'un succès publié dans Libération
Dans le dictionnaire des mots-valises, le terme «primaire» mérite une place de choix. Cette notion molle désigne en effet des pratiques radicalement distinctes. Les primaires françaises diffèrent des primaires italiennes ou américaines.
Leur succès repose sur six raisons :
1. Contrairement à ce qui a été initialement annoncé, elles ont été des primaires socialistes, et non des primaires de toute la gauche. Elles visaient à désigner le candidat du PS à l'élection présidentielle, non le candidat unique de la gauche et des écologistes. En France, les primaires de toute la gauche existent: c'est le premier tour de l'élection présidentielle.
Certes, ces primaires étaient ouvertes à tous les électeurs de gauche, - ceux qui acceptaient de signer la «Charte des valeurs». Car le candidat socialiste a vocation à être le candidat de toutes les familles de la gauche au second tour de l'élection présidentielle. C'est pourquoi on les a qualifiées de «primaires citoyennes». Mais il s'agissait bien de primaires socialistes et heureusement.
Si Jean-Luc Mélenchon, Eva Joly, Nathalie Arthaud, Jean-Pierre Chevènement avaient participé aux débats à côté de Jean-Michel Baylet et des cinq «impétrants» socialistes, la confrontation aurait tourné à la foire d'empoigne. Loin de donner «une belle image de la politique", comme l'a noté, ébahi, le chœur des commentateurs, elle aurait contribué à la dégrader.
2. En second lieu, ces primaires ont été préparées en amont par un intense travail d'élaboration politique, visant à répondre aux défis du XXIe siècle. Le 29 mai 2008, le PS a adopté à la quasi unanimité, sa nouvelle «Déclaration de principe», établissant l'identité du socialisme moderne. Quatre conventions nationales et dix forum thématiques ont suivi, avec l'aide des «think-tanks» socialistes - Laboratoire des Idées, Fondation Jean-Jaurès, Terra Nova et les commissions du Parti - qui ont abouti au Projet socialiste pour 2012-2017.
Cet effort d'élaboration collective a permis de déminer bien des dossiers explosifs: celui du protectionnisme, par exemple. Les «Treize propositions pour un Juste échange», adoptés à la Convention sur la politique internationale, en octobre 2010, concrétisait une stratégie de régulation du commerce international distincte à la fois du libre-échange généralisé cher aux zélateurs de la «mondialisation heureuse», et du protectionnisme nationaliste, prôné par les souverainistes de droite ou de gauche.
La "démondialisation" d'Arnaud Montebourg reprend, sous un autre pavillon, l'intégralité de ces propositions. Un travail d'approfondissement du même ordre a eu lieu sur toutes les questions qui fâchent: la sécurité, l'Europe, la fiscalité l'école, la réindustrialisation, l'immigration. La construction systémique de ce «socle commun» est pour beaucoup dans la qualité et la sérénité des débats entre les candidats.
3. Les primaires n'ont pas été conçues comme un substitut à la rénovation nécessaire du parti socialiste, mais comme une des ses dimensions, parmi d'autres: la modernisation de sa fonction électorale et de représentation. Les citoyens modernes sont beaucoup plus cultivés et informés que ne l'étaient ceux des générations antérieures. Beaucoup plus individualistes aussi, et sceptiques à l'égard des idéologies et des appareils partisans.
Ils aspirent à peser davantage sur les décisions qui les concernent, à une démocratie active. Les partis républicains doivent s'efforcer de les associer à l'élaboration de leurs propositions, mais aussi au choix de leurs candidats aux mandats électifs stratégiques. Surtout lorsque, comme c'est le cas du PS français, ils sont devenus depuis longtemps des partis d'élus entourés de leurs collaborateurs et d'aspirants à l'élection.
Les primaires sont une des réponses possibles à cette aspiration. Elles ne sont pas la seule: un parti socialiste de masse, implanté et actif dans les syndicats, les associations, les mouvements sociaux, peut associer différemment ses sympathisants et ses électeurs à l'accomplissement de ses fonctions. Les primaires ne sont pas une panacée. Elles sont la réponse qui convient particulièrement à un parti dont la base sociale est étroite et qui traverse une double crise de représentation et de leadership.
Le PS a conduit simultanément sa rénovation sur quatre fronts: les idées, le programme, l'organisation, - avec notamment l'intégration de l'outil Internet et intranet -, les pratiques militantes, sans en privilégier un au détriment des autres. C'est l'interaction de ces quatre chantiers qui explique aussi le succès des primaires.
4. Une place prépondérante a été donnée au débat politique. Les primaires ont été précédées par une large confrontation entre les candidats afin que les électeurs puissent se prononcer en connaissance de cause. C'était le risque à prendre pour éviter que leur choix ne soit principalement dicté par le système médiatico-sondagier. En lui offrant un évènement éminemment médiatique, le PS a réussi pour une fois à retourner ce système à son profit.
Pendant six semaines, les socialistes ont occupé tous les médias en s'imposant comme leurs propres programmateurs. Leur série de télé-réalité combinait les campagnes quotidiennes de leurs six héros sur le terrain, leurs affrontements nationaux hebdomadaires sur les chaines de télévision et de radio, et la multiplication des débats publics entre leurs représentants, organisés dans les localités par les sections socialistes. Rarement les analyses et les propositions socialistes n'ont été aussi abondamment exposées aux Français. La primaire à la française, c'est le vote éclairé par la délibération.
5. Le PS a refusé les primaires étalées dans le temps et dans l'espace qui lui étaient initialement proposées, sur le modèle des primaires américaines: vote tout d'abord dans dix départements limitrophes, élimination des candidats qui ne recueillent pas 5% des voix; puis vote dans vingt nouveaux départements; enfin consultation nationale, le tout étalé sur six mois. Il a opté heureusement pour un scrutin majoritaire national à deux tours, calqué sur l'élection présidentielle française, couronnant une campagne électorale limitée à six semaines. On n'ose imaginer où nous en serions aujourd'hui si l'usine à gaz initiale avait été adoptée.
6. Les primaires à la française montrent qu'il est possible d'étendre aux électeurs socialistes le droit de désigner leur champion pour la reine des batailles, sans amoindrir le rôle du parti et celui des militants.
Ces derniers ont sans doute perdu «cette prérogative politique et la gratification symbolique que constitue pour eux le pouvoir d'investiture»1.
Mais ils ont gagné la prérogative politique et la gratification symbolique d'être les maîtres d'œuvre d'une innovation démocratique majeure, qui réhabilite la politique et rehausse l'image du PS aux yeux des Français.
Le PS peut attribuer des droits nouveaux à ses sympathisants et à ses électeurs sans renoncer à assumer ses fonctions majeures, sans s'effacer devant la «démocratie d'opinion», sans réduire au chômage technique ses militants, ravalés au rang de «supporters».
Faut-il pour autant généraliser ce mode de désignation à tous les mandats électifs importants ? Probablement pas, car la prise de risque est énorme, les primaires ouvertes peuvent aussi mal se passer.
Elles sont les bienvenues chaque fois qu'il n'y a pas de candidat qui s'impose avec force - l'UMP ferait bien d'en organiser à Paris pour désigner son champion à l'élection municipale de 2014 ! - Elles le sont moins quand un tel candidat existe, et c'est souvent le cas.
En tout état de cause, c'est aux militants qu'il appartient de décider du mode de désignation de leur candidat - primaires internes ou primaires ouvertes -. Le PS, mais aussi le parti des socialistes européens (PSE) auront à redéfinir les rapports entre militants, sympathisants et électeurs dans le nouvel âge de nos démocraties.
1 Rémi Lefebvre - Libération du 30 septembre 2011