Pour un New Deal continental et écologique publié dans Libération

La gauche a deux problèmes majeurs, faciles à énoncer, difficiles à surmonter, que Jacques Julliard passe sous silence. Le premier découle de la dissociation croissante, née de la mondialisation, entre espace politique, où s’exerce la souveraineté, et espace économique, où se produisent les richesses.

Les marchés, les entreprises, la production, se sont globalisés ; les Etats, les partis, les syndicats sont restés des acteurs nationaux. Les solutions aux grands problèmes auxquels nous sommes confrontés - réchauffement climatique, crises financières et économiques à répétition ; dumping social, fiscal, monétaire ; flux migratoires… - sont internationales ; les politiques que nous mettons en œuvre sont, pour l’essentiel, nationales. D’où une relative impotence du politique, particulièrement préjudiciable à la gauche.
Le second tient lui aussi en grande partie à la mondialisation et à la révolution numérique : le rapport de forces entre le capital et le travail, sur lequel reposait le compromis social-démocrate d’après-guerre, a été rompu au profit des détenteurs du pouvoir économique privé - financiers, managers, actionnaires -et au détriment des salariés et des citoyens. Libres de leur localisation, les investisseurs mettent en concurrence les territoires et privilégient les moins disant social, fiscal, environnemental. Ils exigent des profits rapides et à deux chiffres pour les actionnaires, la flexibilité et la réduction du coût du travail pour les salariés.
Les syndicats et les partis de gauche sont acculés à la défensive. Les «nouvelles voies» qu’ils ont proposées, chacun à sa manière, au milieu des années 1990, pour préserver l’essentiel - le plein-emploi, l’Etat-providence, la démocratie sociale… - ont d’abord rencontré l’adhésion des électeurs : une vague rose a déferlé sur l’Europe en 1996-2002, emportant onze gouvernements sur quinze. Mais ces compromis défensifs de crise ont finalement échoué et une vague bleue a succédé à la vague rose. La raison principale de ce fiasco tient, à mon sens, au caractère étroitement national et non coopératif des politiques mises en œuvre.
La crise de la social-démocratie ne se réduit pas à la crise de ses idées, elle est aussi une crise de ses moyens d’action. La gauche doit apporter des réponses nouvelles aux défis du XXIe siècle, tout en forgeant les institutions et les outils nécessaires pour faire prévaloir ses solutions. Avec la construction européenne, l’esquisse d’une gouvernance mondiale, la gauche s’est engagée dans cette voie. Mais on est loin du compte. Face à l’accélération de la mondialisation, il faut porter le pouvoir politique, syndical, associatif, au même niveau d’organisation internationale et de puissance que celui des acteurs économiques privés. Les ONG l’ont bien compris, qui s’efforcent de donner vie à une société civile internationale. Les syndicats également, qui ont fondé en 2006 la Confédération syndicale internationale (CSI) et mènent une campagne mondiale pour inclure des normes sociales dans les traités commerciaux (campagne pour le «travail décent».)
Il faut améliorer la gouvernance mondiale, et pour cela renforcer et démocratiser les grandes institutions internationales, les agences spécialisées de l’ONU (OIT, OMS, FAO…), mais aussi le FMI, la Banque mondiale, l’OMC ; relancer et réorienter la construction européenne ; favoriser l’intégration des Etats-nation au niveau continental, sur le modèle de l’UE, en Amérique latine, en Afrique, en Asie, afin de constituer des relais régionaux pour la régulation et la coopération. La gauche du XXIe siècle peut et doit réaliser au niveau international ce que la social-démocratie du XXe siècle a réalisé au niveau des Etats-nation : instituer un rapport de force qui permette de nouer des compromis favorables aux salariés ; promouvoir une régulation des marchés qui limite leur «exubérance irrationnelle» ; imposer des modèles de croissance qui mettent la finance au service de l’économie, et l’économie au service du progrès humain.
Certes, il est plus difficile d’instituer une gouvernance mondiale, capable d’édicter des règles contraignantes et de redistribuer les ressources, que d’édifier des Etats-providence nationaux. C’est difficile et long assurément - et voilà pourquoi la social-démocratie est en crise. Mais ce n’est pas impossible - voilà pourquoi cette crise n’est pas une crise d’agonie, mais de refondation. En Europe, le renouveau de la gauche réformiste passe par son aptitude à s’ériger réellement en acteur politique transnational, capable de proposer un programme de sortie de crise à l’échelle du continent, débouchant sur un nouveau modèle de croissance : un New Deal du XXIe siècle, continental et écologique.
Il faut mettre en œuvre les programmes de grands travaux transeuropéens d’infrastructures qui dorment dans les dossiers, parfois depuis 1994, faute de volonté politique ; développer les énergies renouvelables, les technologies propres et les secteurs d’avenir porteurs de croissance (nanotechnologies, biotechnologies, NTIC, agroalimentaire…) ; renforcer l’espace européen de la recherche et de l’innovation, aujourd’hui encore embryonnaire ; soutenir la demande qui est, en Europe, le principal moteur de la croissance en instituant un nouveau pacte social européen.
L’Union européenne trouvera son second souffle en impulsant ces politiques communes, à vingt-sept si possible, à moins si nécessaire. La gauche doit mettre à profit le nouveau contexte idéologique, né de la faillite du libéralisme économique (et dont la spectaculaire radicalisation de Jacques Julliard est un indice…), pour promouvoir un gouvernement économique européen, capable de coordonner les politiques des Etats membres, de dialoguer avec la Banque centrale européenne (BCE), de lutter contre toutes les formes de dumping, de contribuer à la réforme des systèmes financier et monétaire internationaux ; d’améliorer la spécialisation sectorielle et géographique des économies européennes dans la nouvelle division internationale du travail.
Ce néokeynésianisme social, vert et continental n’est plus un discriminant entre la droite et la gauche, nous dit en substance Luc Ferry (Libération du 22 janvier). Depuis l’effondrement du libéralisme économique, il est même devenu le nouveau paradigme dominant, la nouvelle «pensée unique». On aimerait qu’il ait raison. Mais je crains qu’il ne confonde rhétorique et politique. Ce New Deal du XXIe siècle exige en effet une politique fiscale et sociale que la droite rejette absolument. La gauche, au contraire, entend se donner les moyens financiers et politiques de son nouveau cours. L’avènement d’une mondialisation maîtrisée et solidaire est sa nouvelle frontière, et la voie de son renouveau.
Henri Weber député européen, secrétaire national adjoint à la mondialisation.