Réponse à Bernard-Henri Lévy

La gauche française et européenne n'est pas "ce grand cadavre à la renverse, où les vers se sont mis" qu'autopsie BHL.

Dans sa composante socialiste, la crise qu'elle traverse n'est pas une crise d'agonie, mais une crise de croissance dont les causes sont bien identifiées : elles résident dans les modifications du capitalisme contemporain -mondialisation, financiarisation, révolution technologique accélérée- et dans celle de nos démocraties développées : vieillissement de la population, fragmentation de la société, bureaucratisation et affaiblissement de la puissance publique.

Les socialistes européens ont appris, au siècle dernier, à maîtriser et à humaniser un capitalisme industriel et national. Ils sont confrontés aujourd'hui à un capitalisme mondialisé et dominé par la finance. Les politiques publiques et les instruments d'action inventés au lendemain de la seconde guerre mondiale ont fait merveille pendant un demi-siècle. Ils sont désormais de moins en moins efficaces.

Tous les partis socialistes européens sont à la recherche de "nouvelles voies". Ils comptent, entre autres, sur les intellectuels pour les aider à les trouver.

BHL les exhorte à rester fidèles à l'esprit des Dreyfusards, comme à celui de Mai 68; à condamner sans réserve le colonialisme et le régime de Vichy. Il leur recommande aussi de se convertir résolument au libéralisme économique et au leadership américain, à tourner la page de l'Union de la gauche et à s'allier au centre -jusqu'à ce jour, introuvable- de François Bayrou. C'est le grand mérite, selon lui, de Ségolène Royal, d'avoir la première, opté pour ce retournement.


Si la première prescription de notre flamboyant philosophe ne saurait faire problème, il n'en va pas de même de la seconde.

BHL nous assure que le libéralisme est un tout : le libéralisme politique, le libéralisme culturel, le libéralisme économique, selon lui, sont trois facettes d'une même entité et doivent être défendus en bloc. En réalité, dans la plupart des pays, ces trois modules sont, au contraire, dissociés. Dans le Chili de Pinochet, un libéralisme économique débridé - celui des Chicago Boys de Milton Friedman- coexistait avec un despotisme politique sanguinaire et un rigorisme moral étouffant. Dans la Suède social-démocrate, à l'inverse, un libéralisme politique et culturel avancés, accompagne un régime économique fort peu libéral : plus de 50% de la richesse produite sont prélevés et redistribués, les droits des salariés sont étendus, les syndicats et la puissance publique sont très présents dans la vie économique et sociale.

Les socialistes se tiennent en première ligne du combat pour les droits et les libertés des individus, y compris leurs droits économiques et sociaux, aujourd'hui menacés, et dont se préoccupe peu BHL.

Ils défendent aussi les libertés économiques -liberté d'entreprendre et de gérer, droits de propriété- mais ils ne partagent pas pour autant les postulats du libéralisme économique. Celui-ci est une idéologie fort ancienne, qui affirme que les marchés sont toujours plus intelligents que les gouvernements, que les chefs d'entreprise et les financiers sont toujours plus avisés que les politiques et les fonctionnaires; et qu'en conséquence, moins l'Etat intervient dans la vie économique et sociale, mieux l'économie et la société se portent. C'est pourquoi les libéraux réclament toujours moins d'impôts, moins de charges, moins de lois, moins d'Etat. Ils ne sont pas pour une économie de marché sans règles, ils sont pour substituer aux règles existantes, souvent conquises de haute lutte par le mouvement ouvrier, des règles libérales.

Le libéralisme économique, c'est cette idéologie née au XVIIIème siècle, qui croit à la capacité autorégulatrice des marchés et qui préconise l'extension des rapports marchands au maximum de secteurs d'activité.

On a vu à l'œuvre ses adeptes aux Etats-Unis sous Ronald Reagan, et à nouveau aujourd'hui sous l'administration Bush,...en Grande-Bretagne sous Margaret Thatcher; au FMI et à la Banque mondiale, du temps du "consensus de Washington"... avec les succès que l'on sait !

C'est au nom du libéralisme économique que Nicolas Sarkozy rétrocède aujourd'hui quinze milliards d'euros de recettes fiscales aux catégories les plus aisées, qu'il abolit les droits de succession, qu'il se donne pour objectif de réduire de moitié les effectifs de la fonction publique, qu'il taille allègrement dans le droit du travail.

Les socialistes n'ont jamais cru dans la "main invisible du marché", cette moderne figure de la Sainte Providence, et à ses mystérieux tours de passe-passe.

Ils sont partisans d'une économie sociale de marché, régulée par l'action de la puissance publique et des partenaires sociaux. Une économie mixte combinant un secteur privé marchand, des services publics puissants et un tiers secteur d'économie sociale. Ils sont libéraux sur les plans politiques et culturels, sociaux démocrates sur le plan économique.

BHL a raison de stigmatiser l'anti-américanisme primaire, mais ce n'est pas sombrer dans ce méchant défaut que de considérer qu'on peut être les alliés des Etats-Unis sans être leurs vassaux. C'est l'une des raisons pour lesquelles nous voulons édifier une Europe-puissance, capable d'incarner une force politique autonome dans le monde multipolaire dans lequel nous sommes entrés. Et non ce grand marché sans volonté ni frontières que l'administration américaine appelle de ses vœux. Ce n'est pas être anti-européen que refuser la fuite en avant territoriale et l'acclimatation en Europe du modèle capitaliste anglo-saxon. C'est en démontrant que l'Europe ne se préoccupe pas seulement de stabilité monétaire et de concurrence, mais aussi de croissance, d'emploi, de protection sociale, d'environnement, qu'on regagnera l'adhésion des Européens au projet d'une Europe fédérale.

BHL est resté sourd aux sirènes sarkoziennes, il demeure à gauche, Alléluia ! Formons le souhait que dans son prochain livre, il apporte sa contribution aux questions qui commandent vraiment l'avenir de la gauche : comment reconquérir une société de plein emploi ? Comment rénover notre Etat protecteur, régulateur, redistributeur, entrepreneur ? Comment promouvoir une mondialisation maîtrisée et équitable ? Comment concevoir un modèle de développement compatible avec la préservation de notre Terre-patrie ? Voilà ce dont, entre autres, débat la gauche européenne. Voilà ce sur quoi on aimerait entendre notre ami philosophe.

Henri Weber
Secrétaire national du Parti socialiste
Député européen