PS: les chantiers oubliés publié dans Libération

Comme toujours, ceux qui n'ont en rien prévu l'élimination de Lionel Jospin au premier tour de l'élection présidentielle, nous expliquent doctement aujourd'hui pourquoi elle était logique, inéluctable, méritée. C'est la sanction sans appel de cinq années de politique socialiste, affirment ces adeptes de la perspicacité rétrospective.

A ces oublieux, il nous faut rappeler que Lionel Jospin fut pendant cinq ans un Premier ministre populaire et respecté, que, selon tous les instituts de sondage, sa cote de confiance est restée positive tout au long de son mandat ; qu'entré en campagne grand favori, il a été crédité pendant plusieurs semaines de 21 à 23 % des intentions de vote au premier tour et donné vainqueur au second. Certes, à la mi-mars, la tendance s'est inversée et la courbe des intentions de vote n'a cessé dès lors de baisser jusqu'à ces fatidiques 16 % donnés par CSA le samedi 20 avril. C'est ce retournement tardif qu'il nous faut expliquer. Si l'interprétation de la droite (et de l'extrême gauche) était juste, c'est bien avant la mi-mars que le rejet du candidat socialiste se serait exprimé dans les sondages et dans les élections (régionales, européennes, partielles...)

Il y a de nombreuses raisons à la défaite, mais toutes ne pèsent pas le même poids. Si l'on met de côté les causes immédiates ­ faiblesses de la campagne, division de la gauche, démobilisation de l'électorat socialiste amplifiée par la certitude que son candidat serait présent au second tour... ­, les causes profondes de ce désastre sont celles qui étaient déjà à l'oeuvre lors des municipales de mars 2001 et qui agissent depuis près de deux ans dans toute l'Europe.

La première réside dans l'incapacité du gouvernement de la gauche à faire efficacement face à la montée de l'insécurité publique et à la perte d'autorité de l'Etat, malgré les intentions proclamées et les efforts consentis. La question de la sécurité est devenue la préoccupation principale des Français et des Européens, à partir du printemps 2000. L'exploitation démagogique de ce thème par la droite et l'extrême droite y est sans doute pour quelque chose. Mais les progrès de la délinquance réelle, des délits avec violence sur les personnes, y sont aussi pour beaucoup. Or, la croyance dans l'aptitude de la gauche à faire face à ce fléau a baissé, dans l'opinion publique, au cours de la même période. Que cette question ait constitué notre talon d'Achille, Jacques Chirac ne s'y est pas trompé, qui a fait de l'insécurité le thème principal de sa campagne, puissamment secondé dans cette offensive par TF1. Beaucoup d'ouvriers et d'employés, d'électeurs communistes et socialistes ont voté à droite ou à l'extrême droite le 21 avril parce qu'ils aspirent à vivre en sécurité et qu'ils exigent que les délinquants soient sanctionnés. Beaucoup de cadres et de fonctionnaires ont voté Chevènement parce qu'ils ne supportent plus de voir bafouée l'autorité de l'Etat. Reconquérir notre électorat populaire, c'est reconquérir cet électorat-là.

Seconde cause profonde de la défaite : notre incapacité à donner une réponse convaincante à la précarisation progressive de la condition salariale, que porte le capitalisme contemporain. Malgré la création de 2 millions d'emplois supplémentaires en cinq ans, il restait 2,3 millions de chômeurs à la veille du scrutin et autant de salariés pauvres et précaires, d'autant plus mécontents qu'ils avaient vu la situation s'améliorer pour des centaines de milliers d'entre eux. Interdire les licenciements, comme le recommande l'extrême gauche, n'est une solution que si l'on vise, comme elle, à nationaliser les entreprises récalcitrantes, dans une perspective d'étatisation générale de l'économie. La bonne réponse est celle à laquelle travaillent les syndicats : instituer un nouveau statut professionnel qui permette aux salariés d'alterner, dans de bonnes conditions de sécurité économique, des périodes de travail en entreprise avec des périodes de formation, de congé parental ou civique, ou de travail indépendant. Mettre en place une «sécurité sociale du travail», mutualisant les risques sociaux liés aux changements techniques ou économiques, comme on a mis en place, à la Libération, notre Sécurité sociale contre la maladie, la vieillesse, les accidents.

A cela, il faut ajouter les effets pervers ou imprévus de plusieurs de nos réformes sociales, excellentes dans leur principe, mais ambivalentes dans leur mise en oeuvre. Il en fut ainsi des 35 heures partout où leur application a été mal négociée, et, a fortiori, quand elle a été unilatéralement imposée par les employeurs. Il en fut ainsi également de beaucoup de mesures en faveur des exclus ­ Couverture maladie universelle, lois contre les exclusions, politiques en faveur des «quartiers sensibles» ­, qui ont suscité parfois le ressentiment de salariés du bas de l'échelle, notamment quand les exclus assistés étaient des immigrés. De même, le recul du chômage, la décrue des inscrits au RMI, ont convaincu un grand nombre de travailleurs que la marche vers la société de plein-emploi était engagée. Dès lors, la modération salariale, consentie en 1997 pour lutter contre le chômage, est devenue insupportable à beaucoup et l'aspiration principale s'est déplacée vers la hausse de salaires.

Une quatrième raison a joué un grand rôle dans notre défaite : la faible lisibilité de notre projet à long terme, de cette «utopie réaliste» sans laquelle il ne saurait y avoir ni élan ni mobilisation. Cette utopie s'incarne dans le projet européen des socialistes : faire l'Europe, et de l'Europe la première démocratie économique et sociale du monde, creuset d'une nouvelle Renaissance et levier d'une autre mondialisation. Elle a été trop peu affirmée au cours de la campagne.

Ce diagnostic désigne les questions auxquelles la gauche doit apporter prioritairement des réponses si elle veut reconquérir la confiance de ses électeurs. Comment affirmer l'autorité de l'Etat républicain dans notre «société des individus» et des corporations ? Comment assurer la sécurité? Comment garantir l'Etat de droit sans sombrer dans le tout répressif, façon Perben ? Comment répondre à la précarisation progressive de la condition salariale dans le capitalisme mondialisé ? Comment s'opposer à l'avènement de la «société de la vulnérabilité généralisée» ? Comment poursuivre notre marche vers la société du plein et du bon emploi ? Comment répondre à la «crise du futur» qui affecte le peuple de gauche ? Comment donner corps àÊl'utopie réaliste dont nous sommes porteurs ? Comment promouvoir le nouvel internationalisme dont l'Europe doit être le modèle et le moyen ? Vaste débat, dont le coup d'envoi sera donné le 30 aôut à La Rochelle.

(Lire également page 10)
Henri Weber