Gauche: sept questions refondatrices publié dans Libération

Tous les partis socialistes européens sont engagés à la recherche d'une «nouvelle voie», adaptée aux mutations de nos sociétés. Les talents de communication de Tony Blair ont donné à cette recherche un grand retentissement, mais la «troisième voie» proposée par le New Labour ne constitue qu'une réponse parmi d'autres dans cet effort de refondation, distincte de celles des socialistes scandinaves, allemands ou français.

Sept questions refondatrices structurent ce débat.

1. Comment maîtriser notre avenir collectif et, en particulier, le fonctionnement et l'évolution de notre économie, à l'heure de la mondialisation et de la financiarisation du capitalisme ? La social-démocratie s'était donné les moyens de cette maîtrise, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lorsque l'espace politique et l'espace économique coïncidaient encore. L'institution de l'Etat-Providence, des politiques keynésiennes de soutien à la demande et à l'investissement, la cogestion des grandes entreprises et de l'économie par les partenaires sociaux, ont permis pendant quarante ans de civiliser le capitalisme et de concilier efficacité et progrès social. Efficaces dans le cadre d'un capitalisme national, ces moyens d'action le sont toutefois de moins en moins face au capitalisme mondialisé. La gauche doit se donner tout un ensemble de moyens nouveaux, adaptés à la dimension et à la puissance qu'a prises le pouvoir économique privé : faire l'Europe et de l'Europe la première démocratie économique et sociale du monde, levier d'une autre mondialisation. Imposer de nouvelles règles de fonctionnement à l'économie internationale et édifier le système d'institutions capable de les faire appliquer. Vaste programme, aurait dit le Général de Gaulle, mais sans l'accomplissement duquel les salariés et la gauche sont condamnés à rester sur la défensive.

2. Comment réussir notre passage à la société de l'information, ou, comme disent les Britanniques, à la société de services fondée sur la connaissance ?

Nous avons su nous tenir à la pointe des révolutions industrielles des XIXe et XXe siècles. Pour ne pas nous laisser distancer dans la révolution industrielle en cours ­ celle de l'information et des biotechnologies ­, il faut bien sûr favoriser l'innovation, la créativité, l'esprit d'entreprise. Mais si les entrepreneurs doivent être soutenus, rien ne sera acquis en Europe sans la mobilisation des salariés. La précarisation va à l'encontre de cet objectif. Elle est le terreau du corporatisme et du national-populisme. La société post industrielle ne saurait être celle de la «vulnérabilité généralisée». Un nou veau pacte social doit garantir les salariés contre les risques liés au changement et assurer leur juste participation aux fruits de la croissance.

3. Comment défendre, consolider, approfondir notre démocratie à l'heure de l'avènement de l'individualisme égoïste, de l'explosion des inégalités, de la montée en puissance de nouveaux pouvoirs incontrôlés : pouvoirs médiatique, scientifique, technocratique, financier ?

Nous savions le faire dans les décennies d'après-guerre : l'éventail des revenus se resserrait, l'égalité des chances progressait grâce à la démocrati sation de l'enseignement secondaire et supérieur ; à l'expansion des services publics et des équipements collectifs. Aujourd'hui, les symptômes d'un malaise dans notre démocratie s'accumulent, de la montée régulière de l'abstention à la crise du militantisme politique et syndical. Pour inverser à nouveau la tendance, la recon quête du plein emploi et de la sécurité (publique et sociale) constitue des préalables nécessaires mais non suffisants. La solution réside dans l'essor de la démocratie participative, décentralisée, s'articulant sur les institutions de la démocratie représentative, elles-mêmes profondément rénovées. Grand chantier également, à peine entamé.

4. Comment poursuivre l'humanisation de nos sociétés, face à l'expansionnisme des rapports marchands, qui tendent à soumettre toutes les sphères de la vie sociale ? Comment édifier une société, non seulement du bien-être, mais aussi du bien-vivre ? Une société dans laquelle chaque individu pourrait réaliser toutes les potentialités dont il est porteur, et en particulier, les plus hautes : exercer sa liberté, accéder aux oeuvres de la culture, donner libre cours à sa créativité. Nous avons su avancer dans ce sens, au cours des Trente Glorieuses, en développant les services publics, l'offre culturelle, le temps libre. Nous devons aujourd'hui imposer, au niveau international et en Europe, une hiérar chie des normes qui garantisse ces conquêtes contre l'impérialisme des marchés.

5. Comment sceller l'alliance entre les classes populaires, les nouvelles couches moyennes salariées et les exclus, alliance sans laquelle la gauche ne peut durablement exercer le pouvoir ? Nous savions le faire, dans les années 70, et c'est ce savoir-faire qui nous a permis d'accéder au gouvernement en 1981 et de nous y maintenir pendant près de vingt ans. Nous ne savons plus le faire aujourd'hui, en raison de la fragmentation accrue du salariat en catégories aux aspirations et aux intérêts divergents.

Comment représenter et défendre simultanément les salariés diplômés, acquis à l'Europe et à l'ouverture sur le monde, et les travailleurs peu qualifiés des industries traditionnelles et des régions en reconversion, demandeurs de plus de protection et de redistribution ? La «Nouvelle Alliance» voulue par Lionel Jospin a échoué, malgré les nombreuses mesures prises, sous sa législature, en faveur des exclus, des classes populaires et des couches moyennes salariées. Pour la relancer, il faudra davantage que de nouveaux signaux émis en direction de chacune de ces trois bases sociales de la gauche : il faudra une «utopie réaliste», un projet de société ambitieux auquel elles puissent toutes trois adhérer.

6. Comment promouvoir un nouvel internationalisme, proposant aux peuples du Sud et de l'Est la coopération, la sécurité collective, le codéveloppement, l'écodéveloppement ? La solidarité avec les peuples du tiers monde, le souci de leur développement éco nomique et démocratique étaient constitutifs de l'iden tité de la gauche dans les années 60 à 80. C'est peu de dire que cette préoccupation a reculé. Il n'y a pourtant pas de sécurité et de prospérité possible pour les pays industrialisés si la paupérisation de tant de pays du Sud et de l'Est continue de s'aggraver.

7. Comment assurer la participation des citoyens à la vie politique ­ au débat, à la décision, au contrôle des élus et des gouvernants ­ dans nos démocraties médiatiques, individualistes, sceptiques et passablement hypermarchandes?

Nous savions le faire à peu près, dans le cadre de la démocratie de représentation. Nous ne savons plus le faire dans celui de la démocratie d'opinion. Il nous faut renouveler substantiellement notre offre militante et repenser les rapports entre partis politiques et société civile.

Les réponses à ces questions sont loin de faire l'unanimité parmi les socialistes européens, pas plus qu'au sein de chaque parti socialiste national. Mais, à travers cette confrontation, c'est la nouvelle figure du socialisme démocratique qui peu à peu prend forme.
Henri Weber