Interview du Ministre – Revue de l’IRIS

1. La voix de la France porte-t-elle encore dans le monde, et de quelle manière ?
Quand on fait sans arrogance le tour du monde, la diplomatie de la France est en général appréciée, parfois même admirée.

Voyez nos actions pour lutter contre le terrorisme au Mali et dans la bande saharo-sahélienne, ou notre rôle pour chercher des solutions en Ukraine, en Grèce, en Syrie et dans le conflit israélo-palestinien. Voyez notre contribution à l’accord nucléaire avec l’Iran, nos engagements pour la paix, la sécurité, la planète et l’Europe. Je voyage beaucoup – ce qui n’est pas totalement surprenant pour un Ministre des Affaires étrangères –, partout où je me rends je constate que la voix de la France est attendue et entendue. Notre diplomatie tient son rang, une majorité de Français le perçoivent et en tirent parfois fierté, du moins satisfaction. Soyons cependant lucides : nous disposons de beaucoup d’atouts mais les dynamiques du 21ème siècle ne seront pas toutes spontanément en notre faveur. Le poids démographique et économique de la France se réduira mécaniquement en termes relatifs, la concurrence des pays émergents s’accentuera, l’Europe fait et fera face à des défis considérables. Ce constat doit nous inciter à agir – sur le plan économique, éducatif, scientifique, etc. –, mais aussi, comme nous l’avons fait depuis 2012, à justifier sans relâche notre rang diplomatique en lançant des initiatives – par exemple l’encadrement du droit de veto aux Nations Unies –, en proposant de nouveaux formats – le « format Normandie » dans la crise russo-ukrainienne –, en nous plaçant à la pointe de grandes causes pour y rallier d’autres pays – notamment la défense des minorités persécutées au Moyen-Orient, l’abolition universelle de la peine de mort, la lutte contre le dérèglement climatique.
2. A-t-elle encore un message spécifique et, si oui, lequel ?

Face à un monde chaotique, complexe et souvent confus, la diplomatie française se fixe des orientations claires. En accord avec le Président de la République, j’ai énoncé quatre priorités : la paix et la sécurité ; l’organisation et la préservation de la planète ; la relance et la réorientation de l’Europe ; le redressement économique et le rayonnement de la France. Chaque fois que le Président de la République, le Premier ministre ou moi-même avons des décisions de politique étrangère à prendre, c’est à ces quatre priorités que nous nous référons, en pleine indépendance. C’est ce message que porte et défend concrètement l’ensemble de notre réseau diplomatique.

3. Les réformes structurelles que vous avez engagées permettent-elles au Quai d’Orsay de mieux faire valoir ce message ?

Je le crois. Pour être efficace, notre diplomatie doit s’adapter aux transformations du monde. J’ai lancé début 2015 une réflexion sur le « Ministère des Affaires étrangères du 21ème siècle ». Une large consultation a été organisée, au sein du ministère comme à l’extérieur et elle a débouché sur des décisions résumées dans un document intitulé « MAEDI 21 ». Nous nous appuyons sur les réformes engagées depuis 2012 : élargissement du périmètre du ministère au commerce extérieur et au tourisme, adaptation de la cartographie de notre réseau diplomatique et consulaire à la nouvelle « géographie de la puissance » et à nos intérêts, renforcement de la sécurité des Français à l’étranger, amélioration de nos capacités d’anticipation et de réaction face aux crises, création de nouveaux opérateurs – Business France et Expertise France – au service de notre diplomatie économique, etc. « MAEDI 21 » confirme et amplifie ces réformes d’une administration dont je salue la grande compétence. J’ai annoncé à nos ambassadeurs, réunis à Paris fin août, mes principales décisions, autour de trois exigences : l’adaptation de notre action extérieure, la simplification et la gestion moderne de nos ressources humaines. Ces réformes, dont la mise en œuvre a débuté et se prolongera dans les années à venir, permettront à notre outil diplomatique de répondre plus efficacement aux défis du monde moderne.

4. Comment maintenir notre influence dans un monde où les Occidentaux ont perdu le monopole de la puissance et la France sa rente de situation particulière de la Guerre froide ?
 
L’indépendance constitue la clé de notre influence. Cela veut dire quoi ? L’indépendance consiste d’abord à s’assurer une autonomie d’appréciation et de décision, ce que nous permettent notre réseau diplomatique universel, nos services de renseignement, nos capacités militaires. L’indépendance, c’est aussi disposer d’une liberté d’action et d’une capacité d’entraînement. Quand par exemple le Président de la République rencontre les dirigeants de Cuba, quand je me rends à Moscou ou à Pékin aux cérémonies de commémoration du soixante-dixième anniversaire de la victoire sur le nazisme, quand nous exprimons notre position sur l’élargissement éventuel de l’OTAN, la France ne se plie pas aux exigences de tel ou tel, elle montre qu’elle est indépendante. Pour autant, l’indépendance ne signifie pas l’obsession du cavalier seul. La France a la volonté et la capacité d’entraîner souvent des partenaires dans une vision politique partagée et des actions communes : nous avons par exemple pu mobiliser nos partenaires européens sur le Mali et la Centrafrique ; sur le dossier grec, nous sommes parvenus à convaincre d’autres pays. L’indépendance, c’est aussi assumer les responsabilités qui en découlent. Nous sommes au cœur de la Conférence mondiale de Paris sur le climat. Nous assumons un rôle important dans le maintien de la paix et de la sécurité internationales : nous l’avons montré par notre attitude de fermeté constructive sur le dossier du nucléaire iranien, par notre défense du respect de la souveraineté face à l’annexion russe de la Crimée et notre recherche d’une désescalade en Ukraine, par notre lutte anti-terroriste dans la bande saharo-sahélienne comme en Irak et en Syrie contre Daech. De même avec la protection des populations civiles en Centrafrique, notre soutien de l’accession de la Palestine au statut d’Etat non-membre à l’ONU, nos efforts permanents pour permettre une reprise des négociations dans le conflit israélo-palestinien. L’indépendance constitue un principe directeur pour l’ensemble de nos choix de politique étrangère.

5. Croyez-vous au concept de diplomatie gaullo-mitterrandiste ?

A vrai dire, les étiquettes traditionnelles utilisées dans le débat sur la politique étrangère – « atlantiste », « néo-conservatrice », « droits-de-l’hommiste », etc. – ne me paraissent guère adaptées. Après plus de trois années à la tête du Quai d’Orsay, elles me paraissent souvent réductrices, schématiques par rapport à la complexité des réalités actuelles. Cela dit, si l’on entend désigner par ce concept de « gaullo-mitterrandisme » l’exigence d’indépendance, alors oui, ce terme peut s’appliquer, pour les raisons que je viens d’évoquer.

6. Vous avez forgé le concept de monde « zéro-polaire » : pouvez-vous le définir ?

Il signifie qu’aujourd’hui aucune puissance ou alliance de puissances ne peut, à elle seule, résoudre l’ensemble des crises auxquelles le monde est confronté. Cette situation explique pour une large part la violence, la concomitance et la persistance des crises actuelles. Le monde était bipolaire – Etats-Unis contre URSS – durant la Guerre froide, il a connu un moment unipolaire dans les années 1990, dominées par l’hyperpuissance américaine, mais celle-ci s’est effritée depuis les années 2000 et les échecs notamment des interventions en Afghanistan et en Irak. En même temps, d’autres puissances étatiques émergent – ou réémergent dans le cas de la Chine – et les acteurs non étatiques se multiplient. Cette dispersion de la puissance a dissous la polarité : aujourd’hui, il y a davantage de forces à contrôler et moins de forces pour le faire.  Le danger de cette configuration, c’est que les crises ne puissent pas trouver de remède, et que les rênes du monde soient abandonnées au chaos. La volonté politique de la France est donc d’agir pour permettre l’émergence d’un « monde multipolaire organisé », mais ce but est encore loin d’être atteint.

7. Que peut faire la France pour que ce monde « zéro-polaire » bascule vers une gouvernance collective mondiale ?

Seule une action multiforme de long terme permettra de se rapprocher de cet objectif. Nous devons d’abord empêcher que la situation ne se dégrade davantage : par exemple, lorsque nous intervenons au Sahel et au Moyen-Orient, nous luttons contre des groupes armés autonomes qui profitent de cette « zéro-polarité » pour créer du désordre à leur avantage. Nous devons également soutenir les peuples engagés dans une transition démocratique, comme en Tunisie ou au Burkina Faso, ou ceux qui luttent contre un régime barbare, comme en Syrie. Nous devons nous opposer aux démembrements et aux remises en cause du droit international, comme en Ukraine. Nous devons soutenir les perspectives de développement économique, en particulier en Afrique. J’insiste enfin sur la solidarité comme principe d’organisation des relations internationales. C’est par la solidarité que nous pourrons faire émerger un système international plus « inclusif », où chaque pays, chaque individu trouvera sa place et verra ses droits respectés. C’est la solidarité qui peut permettre d’organiser un système international plus juste et fondé sur le respect des droits : droits fondamentaux des individus, droits sociaux et économiques des peuples, droits et devoirs des Etats dans un système multilatéral rénové. Bien sûr, je décris là l’idéal et il y a parfois une marge entre l’idéal et le réel, mais nous essayons de rester fidèles à cette armature.
 
8. Sentez-vous à l’étranger un regard particulier sur la France ? Un respect particulier ?

La France porte une voix singulière au plan international, ce qui suscite des attentes fortes à notre égard. Notre histoire, nos valeurs, notre statut de membre permanent du Conseil de Sécurité, notre langue, nos positions diplomatiques nous créent des responsabilités spécifiques. Prenons l’exemple de la Conférence mondiale de Paris sur le climat, que je vais présider. Nous sommes attendus sur différents plans : le respect du processus multilatéral, l’écoute de tous les pays, la construction collective des solutions, le rôle de facilitateur entre des positions parfois antagonistes, la solidarité envers les plus vulnérables. Dans mes échanges depuis des mois en vue de cette Conférence de Paris, je sens une confiance particulière à l’égard de notre pays. Notre image internationale nous permet d’espérer incarner de manière crédible une présidence impartiale et à l’écoute.
 
9. Quels sont pour vous les principaux critères de puissance internationale à moyen terme ?

Les critères traditionnels – le réseau diplomatique, la force armée, la solidité économique, la capacité financière, la démographie –, continueront évidemment de compter. Mais d’autres critères, moins matériels, prendront une place croissante : la langue, qui véhicule des valeurs et une culture ; la connaissance, c’est-à-dire l’investissement dans la recherche ; le droit ou les normes, qui sont un facteur d’influence pour ceux qui les façonnent ; la capacité à faire rayonner une certaine image au plan international. J’ai tiré de cette analyse des conséquences sur notre travail diplomatique. Longtemps, le Ministère des Affaires étrangères a été considéré comme la maison de la seule « grande » diplomatie, qui ne s’intéresserait qu’aux affaires politiques et stratégiques. Ma conviction est que, puisque les critères de la puissance internationale se sont diversifiés, notre diplomatie doit s’adapter. Le Quai d’Orsay mène donc aujourd’hui une diplomatie globale, agissant sur l’ensemble des leviers qui contribuent au rayonnement de notre pays : économie, francophonie, culture, éducation, science, tourisme – pour ne citer que quelques domaines.
 
10. Peut-on opposer diplomatie morale et « realpolitik » ?

Cette opposition est souvent schématique. D’abord parce que les valeurs font partie de l’intérêt national : pour notre pays, la promotion de la démocratie et des droits de l’homme est constitutive de notre identité. Ensuite, défendre ses valeurs sans défendre ses intérêts serait inefficace : invoquer les droits de l’homme de façon incantatoire reviendrait à pratiquer « l’irrealpolitik ». J’ajoute que, dans la grande majorité des cas, la défense de nos intérêts économiques et politiques n’est nullement inconciliable avec la promotion de nos valeurs.

11. Comment concilier le temps court de l’action immédiate et le temps long de la mise en perspective ? Un ministre des Affaires étrangères doit-il à la fois être architecte pour avoir une vision globale du monde, artisan pour façonner un outil de nature à répondre à ses défis et pompier pour agir en urgence face aux crises ?

Tout à fait, le Ministère des Affaires étrangères est à la fois le ministère du temps immédiat – celui de la gestion des crises – et le ministère du temps long, car une bonne politique étrangère se construit dans la durée. C’est la difficulté et le caractère passionnant de ma mission : je dois agir au quotidien, face à des urgences souvent dramatiques, tout en ne perdant jamais de vue l’horizon des dix ou vingt prochaines années. Une diplomatie qui délaisserait la dimension prospective, qui ne ferait qu’essayer de répondre aux crises, qui fonctionnerait par à-coups, voire par coups médiatiques – il en a existé quelques exemples –, serait incapable de fixer le cap, de se donner les moyens de peser dans le monde. Donc, oui, il faut concilier l’urgence et la vision de long terme. J’aime cette dualité, car elle correspond en outre à ce qui m’a toujours passionné personnellement, mêler la réflexion et l’action. J’ajoute que, dans la conception que j’en ai, un ministre n’est pas seulement responsable de la conduite d’une politique publique, il est aussi en charge du bon fonctionnement de son administration et d’en préparer l’avenir. D’où « MAEDI 21 », que j’ai évoqué précédemment : réformer l’administration des Affaires étrangères, c’est renforcer l’efficacité de notre diplomatie pour les décennies à venir.