Le nouveau compromis social-démocrate

Le mardi 18 mars 2014 18:01

François Hollande est-il social-démocrate, social-libéral, ou encore simplement démocrate à l'américaine, comme le prétend Jean-Luc Mélenchon ?

Pour répondre à cette question, il faut d'abord s'entendre sur les mots.

La social-démocratie européenne est une famille politique plus que séculaire : le SPD vient de souffler ses 150 bougies; le PS français, benjamin de la bande, va gaillardement sur ses 110 ans. Comme toutes les grandes familles, cette tribu est diversifiée : sa branche scandinave diffère du travaillisme britannique, lequel se distingue du socialisme républicain français, lui-même différent des socialismes méditerranéens.

Elle a connu plusieurs âges et plusieurs refondations : elle a d'abord été utopique et révolutionnaire (1870-1914), au sein de la "deuxième internationale" marxiste ; puis réformiste et parlementaire (1921-1959); enfin parti de gouvernement et de gestion, rompu à l'exercice du pouvoir à tous les niveaux de l'Etat, dans la seconde moitié du XXème siècle.

Ce qui fait son unité, c'est sa volonté de représenter et de défendre les salariés; d'étendre et d'approfondir la démocratie; de réguler et civiliser le capitalisme qui est, selon la formule des suédois "un bon serviteur, mais un exécrable maître".

C'est aussi sa méthode : " la recherche de compromis entre le Capital et le Travail, le Marché et l'Etat, la Liberté et la Solidarité", selon la lumineuse formule de Jacques Delors.

Ces compromis doivent être mutuellement avantageux, mais leurs contenus concrets dépendent des conditions objectives et des rapports de force. C'est pourquoi il n'y a pas un seul, mais plusieurs compromis social-démocrates possibles. Pour nous en tenir qu'à la deuxième moitié du XXème siècle, on peut en distinguer trois : les compromis sociaux-démocrates offensifs d'après-guerre (1945-1975) ; les compromis défensifs de crise (1980-2000) ; les compromis adaptatifs à la globalisation (2000-...)

Les premiers coïncident avec les "Trente Glorieuses" et leur survivent pendant dix ans. Dans les économies de reconstructions et de rattrapage de l'Europe de l'Ouest, le rapport de force est favorable aux salariés, le taux de croissance atteint 5%, le keynésianisme est l'idéologie économique dominante, la menace soviétique incite les classes dirigeantes aux concessions.

Dans ces conditions, les termes du compromis sont particulièrement avantageux pour les travailleurs. Le mouvement ouvrier social-démocrate reconnaît la légitimité du pouvoir patronal dans l'entreprise et les impératifs de l'économie (sociale) de marché. Il exige en échange que le patronat et l'Etat assurent le plein emploi, l'augmentation régulière des salaires, la protection croissante des travailleurs contre tous les risques sociaux (chômage, vieillesse, maladie, déqualification,...), le développement de services publics diversifiés et de qualité, le renforcement de la démocratie sociale dans l'entreprise et la société.

Ces compromis social-démocrates conquérants ont fait merveille pendant près d'un demi-siècle, on leur doit la douceur de vivre dans nos démocraties avancées. Ils sont entrés en crise à la fin des années 1970 avec le ralentissement de la croissance (qui passe de 5% à 2,5% par an) et l'envol de l'inflation (14% en France en 1980).

Vont leur succéder les compromis défensifs de crise, visant à sauver les acquis.

Ils ont pour termes l'acceptation de la modération salariale et des licenciements collectifs dans les industries en difficulté, contre l'augmentation des prestations sociales et des dépenses publiques. C'est l'époque du "traitement social du chômage", de la pré-retraite à 57 ans, des emplois aidés, de l'envol des prélèvements obligatoires.

Au début des années 90, les transferts sociaux représentent entre 20 et 30 % des revenus des ménages modestes en Europe (près de 20% en Espagne et plus de 30% en France...).

Un troisième type de compromis social prend corps au tournant du siècle : les compromis d'adaptation à la globalisation, et, plus largement, aux mutations du capitalisme. La révolution numérique, l'irruption des pays émergents, l'internationalisation de la production appellent un redéploiement des économies occidentales vers les industries de pointe et les services à haute valeur ajoutée. Le nouveau compromis social-démocrate vise à mobiliser les partenaires sociaux en faveur de cette meilleure spécialisation. Syndicats et partis socialistes acceptent la dérégulation relative du marché du travail (flexi-sécurité), la stagnation du pouvoir d'achat des salaires, la réduction du niveau de protection sociale. Ils exigent en échange la défense de l'emploi et la sauvegarde de la puissance économique nationale.

En Allemagne, par exemple, le SPD et les syndicats acceptent les lois Hartz : l'indemnisation du chômage est réduite de 32 à 12 mois, (24 pour les plus de 50 ans); l'âge du départ à la retraite est repoussé à 67 ans (en 2029...); les chômeurs sont contraints d'accepter un emploi sur l'ensemble du territoire ; la couverture publique en matière de santé est revue à la baisse; les licenciements et les contrats de travail "atypiques" (CDD, temps partiel,...) sont facilités...

En contrepartie, le patronat et l'Etat s'engagent à garantir la puissance industrielle et exportatrice du "site Allemagne", en améliorant la spécialisation sectorielle et géographique des entreprises, en confortant le tissu des PME innovantes et exportatrices, en investissant dans la recherche et la qualification de la main d'œuvre.

Résultat : la croissance est revenue, l'excédent de la balance commerciale a atteint 200 milliards d'euros en 2013, les exportations vers l'Asie et l'Amérique ont connu un bond en avant.

Les salariés ont obtenu leur part de cette moisson : le chômage est passé de 5 à 3 millions de salariés (7% de la population active contre 12% en moyenne en Europe); à partir de 2010, les salaires ont recommencé à croître, un SMIC horaire à 8,50 euros a été programmé, dans un pays où 7 millions de salariés gagnent 400 euros par mois. Les clauses les plus rétrogrades des réformes Hartz sont remises en question, à commencer par l'âge de départ à la retraite. Certes, le taux de travailleurs pauvres, ceux qui vivent avec moins de 60% du salaire médian, culmine à 15,2%. (13% pour la France). Le consensus s'est fait sur la nécessité de rallumer le moteur de la consommation populaire pour stimuler la croissance. D'après un récent sondage, 72% des citoyens allemands ont confiance en leur avenir (81% chez les 14-34 ans !) (1).

Après trois victoires électorales consécutives, le parti d'Angela Merkel est crédité de 42% des voix (contre 26% pour le SPD) aux prochaines élections européennes.

Le compromis allemand montre, au passage, le caractère simpliste de l'opposition entre politique de l'offre et politique de la demande. C'est l'articulation des deux qui permet une croissance durable, comme on l'a vu au cours des Trente Glorieuses, non la substitution de l'une à l'autre.

Le pacte de responsabilité que propose François Hollande est la version française des compromis adaptatifs que prône la social-démocratie européenne face à la mondialisation. Il est nettement moins dur pour les salariés que ne l'était l'Agenda 2010 de Gerhard Schröder, lequel le fut sans doute trop. Il a pour objectif de reconstituer les marges des entreprises afin de favoriser leurs investissements, condition de leur compétitivité et d'une nouvelle croissance. En cela, il reste fidèle aux engagements pris lors de l'élection présidentielle : "redresser d'abord, dans la justice, pour redistribuer ensuite."

Le retour aux compromis social-démocrates offensifs est possible, sous deux conditions : l'instauration d'un rapport de force favorable aux salariés; l'avènement d'une nouvelle croissance. Ces conditions ne peuvent être durablement établies que dans le cadre européen.

C'est (aussi) pourquoi la social-démocratie lutte pour relancer et réorienter l'Europe. L'élection de son candidat- Martin Schulz- à la tête de la Commission, appuyé par une majorité de gauche au Parlement de Strasbourg, permettrait ce second souffle européen.

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    Etude menée par la Fondation Hamburger BAT, publiée le 21 décembre 2013 et réalisée sur un échantillon représentatif de 2000 citoyens allemands.