La couleuvre de Mélenchon (à propos du hareng de Bismarck)

Le mardi 30 juin 2015 18:09

Jean-Luc Mélenchon file un mauvais coton, celui du nationalisme agressif. Dans son dernier livre – Le Hareng de Bismarck – il désigne à la vindicte des Français un nouveau bouc émissaire, source de tous nos maux : les Allemands !

Les Allemands, en général, ceux de droite comme ceux de gauche (Verts inclus), les bourgeois comme les prolétaires. Seuls les électeurs de la gauche radicale (Die Linke : 8% des votants, 5% des inscrits) trouvent grâce à ses yeux. En période de crise, un populisme xénophobe est toujours d’un meilleur rendement politique et électoral qu’un populisme humaniste. Ce n’est pas tout de vilipender les élites  et de magnifier le Peuple  , encore faut-il lui fournir des ennemis. La xénophobie anti-arabe et anti-musulmane étant incompatible avec les valeurs de la gauche radicale, ce sont les Allemands que Jean-Luc Mélenchon a décidé de cibler, sous couvert d’anti-impérialisme, dans un pamphlet d’une violence inouïe.
A Cécile Duflot, qui dénonçait dans une tribune de Libération cet « antigermanisme aux accents déroulédiens »   et en profitait pour rompre avec le Parti de gauche, Jean-Luc Mélenchon opposait son amour de la vérité et du peuple allemand  . Qu’on en juge :


FLORILÈGE

« L’Allemagne est un paradis de discipline et de silence sur un océan de misère, d’exploitation et d’asservissement », écrit le leader du Front de gauche à la page 18 de son brûlot.
« Son présent est calamiteux et son futur pitoyable » (p.13). Elle est le « roi des polleurs irresponsables, avant-garde de la destruction des acquis sociaux » (p.20)
« Pays le plus sale d’Europe, elle marche en tête pour la malbouffe (p.23) « La pollution y est une culture nationale (…) La grosse voiture individuelle polluante y est essentielle » (page 32)
« Les Allemands ne font pas d’enfants. Qui a envie d’être allemand ? » (p.49)
Heureusement que notre démographie à nous, Français, est excellente « car, avec un tel voisin, nous avons intérêt à protéger nos arrières » (p.51)… « maintenant que nous connaissons leur roublardise et leur capacité à enfumer tous leurs partenaires avant de les regarder de haut… » (p.60)
Ami du genre humain, Jean-Luc ne peut s’empêcher de s’apitoyer : « Pauvres Allemands : pas de bébés, leurs jeunes les quittent, leurs vieillards sont expatriés de force. Des gens qui meurent plus vite qu’ailleurs. Et tout le monde qui les déteste » (p.62).
Mais il se reprend vite, après tout ils n’ont que ce qu’ils méritent : « Car l’Allemagne a pris l’habitude de vivre sur le dos des autres » (p. 101)… « Le modèle allemand est, pour l’essentiel, seulement un mode d’exploitation particulièrement féroce et de brutalisation des populations qui lui tombent sous la main » (p. 108) « L’un après l’autre, tous les anciens pays du bloc de l’Est sont annexés sous couvert d’adhésion au ‘rêve européen’, devenu une escroquerie » (p.16)
« Il s’agit de la plus vaste et la plus implacable annexion jamais vue sur le Vieux Continent » (p.189)
Ainsi, « un monstre est né sous nos yeux », son « poison produit la violence dans les Nations et entre elles » (p.8).
Au lieu de faire courageusement face, « les moutons français bêlent pitoyablement quand claque le fouet des faces de pierre qui gouvernent outre-Rhin » (p.13)
La clé de tout cela se trouve dans l’essence de nos deux peuples (…) « L’Empire romain a installé il y a 2000 ans deux mondes de part et d’autre de son limes : en deçà, la cité et le citoyen, au-delà la tribu et l’ethnie. Ici, la cité, lieu de tous les mélanges et de toutes les agoras… Là-bas, la tribu vissée dans la tradition ethnique… Ces deux cultures ont irrigué tout l’espace mental et politique de notre longue histoire » (p.193)
« Si en France les Lumières gagnent toujours à la fin, elles ont toujours perdu en Allemagne » (p.195)
On pourrait multiplier ces citations internationalistes et ce ne sont pas les deux ou trois phrases en sens contraire qu’on trouve en fin d’ouvrage qui modifient l’économie du texte et sa signification d’ensemble.

Plus c’est gros, moins ça passe

Si on laisse de côté les innombrables injures et invectives dont nos principaux partenaires dans l’Union européenne sont gratifiés, pour s’en tenir au fond, ce livre est d’abord un incroyable déni de réalité.
La réunification de l’Allemagne, ardemment désirée par les Allemands de l’Est, qui ont fait tomber le Mur de Berlin au péril de leur vie, au terme de manifestations monstres ; comme par ceux de l’Ouest, qui ont consenti en quinze ans 2000 milliards de transferts de richesses de la République fédérale allemande à l’ex-RDA pour remettre les Länder de l’Est à niveau, cette réunification est qualifiée sans vergogne « d’annexion » !
Que tout ce processus ait été approuvé régulièrement par les électeurs n’interpelle pas notre contempteur du « nouvel Impérialisme allemand ». Annexion, répète-t-il toutes les dix pages, qui préfigure ce qu’il va advenir des autres pays de l’Est, puis de l’Europe toute entière, si nous ne nous dressons pas contre l’arrogance de Berlin.
Du bilan économique de l’Allemagne, le leader du Front de gauche ne retient que le nombre élevé de travailleurs pauvres : 16% de la population active, contre 14% en France. Cocorico ! Auxquels il faut ajouter toutefois, oublie-t-il, 10% de chômeurs ici, contre 4,7% là-bas. C’est pour réduire cette masse de salariés sous-payés (7,3 millions sur 43 millions d’actifs) que le SPD a imposé un smic horaire de 8,50 euros comme condition à sa participation au gouvernement de coalition d’Angela Merkel et que les syndicats revendiquent – et obtiennent ! – des augmentations de salaires de 3% par an depuis 2011.

« Un présent calamiteux » ?

Au terme d’un compromis historique passé au début du siècle entre syndicats et patronat, SPD et CDU, l’Allemagne a consolidé sa puissance industrielle et exportatrice. La part de la valeur ajoutée de l’industrie au sens large dans son PIB est de 31% en 2013, contre 20% pour la France  . Ses excédents commerciaux, récurrents, dépassent les 217 milliards d’euros en 2014 (7% du PIB !) alors que notre balance commerciale est dans le rouge depuis 2002 (- 53 mds € en 2014). Et cela, avec un coût du travail égal ou supérieur au nôtre dans le secteur industriel manufacturier (salaire horaire de 36 €, contre 35 € en France). Et un revenu moyen par tête d’habitant plus élevé également (47 250 € par an en Allemagne, 43 520 € en France, selon l’Atlas de la Banque Mondiale). Ces résultats, elle les doit à un ensemble de facteurs : l’excellente spécialisation de son économie dans le haut de gamme et les industries d’équipements, peu sensibles à la concurrence par les prix ; la densité de son tissu de PME et d’ETI (entreprises de taille intermédiaire), innovantes et exportatrices – le « Mittelstand » (310 000 pour l’Allemagne, 121 000 pour la France, selon la Banque publique d’investissement) ; son niveau d’automatisation de la production (157 000 robots, contre 34 000 pour la France) ; la qualité des relations entre les partenaires sociaux ; son système d’apprentissage (1,5 millions d’apprentis) et de formation permanente pour adulte ; la qualité des relations entre grandes entreprises donneuses d’ordre et PME sous-traitantes… Une politique intelligente, aussi, de délocalisation dans les pays de l’Est limitrophes : les entreprises allemandes y créent ou y trouvent des sous-traitants qui les fournissent à bon marché en composants et en produits intermédiaires. Elles conservent et renforcent en Allemagne les activités à haute valeur ajoutée. L’emploi manufacturier s’élève à 24% de la population active en Allemagne, contre 12% pour la France.
La modération salariale et l’incitation à retrouver rapidement un emploi (du fait de la réduction de l’assurance-chômage de 32 à 12 mois) instituées par les lois Hartz, sous le mandat de Gerhard Schröder, ont aussi joué un rôle, mais pas le principal. Guillaume Duval a montré que les mêmes brillants résultats auraient été obtenus avec des sacrifices moins lourds imposés aux travailleurs  . Une large fraction de ceux-ci n’a toujours pas pardonné au SPD le compromis à ses yeux trop désavantageux accepté en 2003, avec « l’Agenda 2010 ». Force est de constater pourtant, ce que Mélenchon se garde bien de faire, qu’ils ne reportent pas leur suffrage sur la gauche radicale allemande (Die Linke d’Oskar Lafontaine plafonne à 8%), mais sur l’abstention et sur la CDU, le parti d’Angela Merkel. Celle-ci bat des records de popularité dans l’opinion, et a gagné pour la troisième fois consécutive les élections législatives en 2014. Contrairement aux Français, les Allemands ne sont pas en dépression collective. Pour la première fois depuis la guerre, ils sont en harmonie avec eux-mêmes. Selon les enquêtes d’opinion, 70% d’entre eux, 81% des jeunes, ont confiance dans leur avenir. Cela n’empêche pas Mélenchon d’affirmer que les Allemands aiment si peu leur vie qu’ils se refusent à la transmettre et ne font plus d’enfants ! Il lui a sans doute échappé que la chute de la natalité est un phénomène général en Europe, à l’exception de l’Irlande et de la France – pourtant qualifiée de « social-libérale » par le Front de gauche.

Les vraies couleuvres de la droite allemande

En second lieu, la thèse qu’essaie d’étayer ce tissu de contre-vérités est fausse.
Elle impute à l’Allemagne la responsabilité de la politique d’austérité généralisée pratiquée en Europe depuis 2008. C’est oublier que cette politique conservatrice libérale, d’inspiration anglo-saxonne plus qu’allemande, était l’apanage de toutes les droites européennes, à commencer par l’UMP sarkozyste. Selon ces disciples de Reagan et Thatcher, l’austérité était censée ramener la confiance des investisseurs, et le retour des investisseurs en Europe devait ressusciter la croissance. Il s’agit d’idéologie et de politique, non de nationalité.

Mélenchon accuse l’Allemagne d’imposer son joug à des partenaires soumis et tétanisés. En réalité, les gouvernements allemands ont dû accepter bien des évolutions qui ne leur plaisaient guère,  généralement voulues par les Français, à commencer par le renoncement au mark et l’avènement de l’euro, imposés par la France. Pour ne nous en tenir qu’aux trois dernières années, citons :
1) l’élargissement des missions de la Banque centrale européenne, sous la houlette de Mario Draghi, qui rachète chaque mois pour 60 milliards d’€ d’obligations d’Etat, afin d’éviter la déflation et réduire la valeur de l’euro par rapport au dollar. Deux représentants de la Bundesbank à la BCE, Jürgen Stark et Axel Weber, ont successivement démissionné avec éclat pour protester contre ce crime contre l’orthodoxie libérale et ce pied de nez fait aux Traités.
2) L’institution de l’Union bancaire, qui autorise la BCE à superviser 6000 banques européennes, dont celles des Länder allemands, qu’Angela Merkel aurait préféré tenir à l’abri des regards.
3) l’allongement des délais du retour des déficits budgétaires sous la barre des 3%, pour les pays surendettés, dont les gouvernements français ont beaucoup profité.
4) Le plan Juncker de relance de la croissance européenne par l’investissement, dont Schaüble contrôle l’utilité.
5) Le maintien de la Grèce dans l’euro, assumé par Angela Merkel dès juillet 2012...
6) L’élection du président de la Commission européenne au suffrage universel indirect : Jean-Claude Juncker a été élu par les députés européens parce que la liste du PPE qu’il conduisait était arrivée en tête de l’élection européenne de juin 2014. Angela Merkel préférait l’ancien système qui réservait au Conseil des chefs d’Etat et de gouvernement – en réalité aux trois plus puissants d’entre eux – le choix du président de la Commission.
On a connu des jougs plus pesants !
Quant à la thèse démographique, selon laquelle l’Allemagne, société vieillissante, veut des budgets en équilibre et une monnaie forte pour garantir ses retraites, alors que la France, société jeune, a besoin au contraire de croissance et d’investissements, pour assurer ses emplois, elle est juste mais un peu courte. La meilleure manière de garantir les retraites et un système de protection sociale généreux, c’est de se doter d’une solide base industrielle, ce que les Allemands ont fait mieux que quiconque en Europe.

ENCADRÉ : UNE PUISSANCE INDUSTRIELLE

Présenter l’Allemagne comme « essentiellement un grand magasin d’automobiles », comme le fait JL Mélenchon (p. 81), c’est allonger la liste des contre-vérités, dont son livre est rempli : outre l’industrie automobile, l’Allemagne excelle dans la construction mécanique, l’industrie électrique et électronique, la chimie et la pharmacie, les bio et les nano-technologies, les services à haute valeur ajoutée (assurances, services financiers), et même dans l’agro-alimentaire, où elle nous a ravi la première place en 2006.

L’Allemagne est une grande démocratie, la grande majorité de sa population ne veut pas une Europe allemande, qu’elle sait hors de portée, mais une Allemagne européenne. Beaucoup lui reprochent de ne pas assumer des responsabilités politiques à la hauteur de sa puissance économique ; de se comporter comme une « grosse Suisse », une Nation marchande, heureuse de prospérer à l’abri du bouclier américain. Pour progresser, l’intégration européenne a besoin d’une force motrice, d’une avant-garde agissante, dont le moteur franco-allemand doit être le cœur. Certes, l’Allemagne défend âprement ses intérêts nationaux, comme le font tous les autres Etats en Europe, à commencer par le nôtre, mais elle a montré à maintes reprises qu’elle savait aussi prendre en compte l’intérêt général européen, même s’il lui en coûte.

Plus que jamais, la relance et la réorientation de la construction européenne passent par la coopération franco-allemande. Coopération conflictuelle, sans doute, car nos pays sont à la fois alliés et concurrents. Mais coopération qui peut être mutuellement avantageuse, et sans laquelle l’Union européenne n’a pas d’avenir.

Des stratégies économiques « non coopératives »

Confrontés aux mutations du capitalisme contemporain - mondialisation de la production, financiarisation de l’économie, révolution numérique, urgence écologique - les gouvernements européens, de droite comme de gauche, ont mis en œuvre des stratégies étroitement nationales, non coordonnées, souvent contradictoires. Il est difficile de leur en faire grief : l’Union européenne n’est toujours pas une Fédération, elle n’est pas les « Etats-Unis d’Europe », même si elle est déjà beaucoup plus qu’une simple confédération d’Etats indépendants, « l’Europe des patries », chère au général de Gaulle. Elle est une entité politique hybride, en transition. Elle rassemble 500 millions de citoyens, plus ou moins conscients de leur interdépendance, et 28 Etats membres, tous jaloux de leur souveraineté et de leur identité nationales. Sur tous les sujets qui fâchent – la fiscalité, les droits sociaux, la politique industrielle – elle décide à l’unanimité. Autant dire qu’elle décide peu et souvent trop tard. Tant que la croissance était au rendez-vous et les menaces aux abonnés absents, cette impotence relative n’était pas trop grave. Mais au tournant du siècle, avec l’accélération de la mondialisation et la nouvelle révolution technologique, nous sommes entrés dans une zone des tempêtes.
La politique ayant horreur du vide, les gouvernements ont mis en œuvre, chacun selon ses ressources et ses intérêts propres, des stratégies nationales  pour faire face aux nouveaux défis.

Face à la globalisation, chacun pour soi !

 - Les socialistes et les syndicats allemands ont conclu, on l’a dit, un « compromis historique » avec leur patronat et la CDU pour sauver la puissance industrielle et exportatrice de l’Allemagne. Il avait pour termes : modération salariale et reconfiguration de l’Etat-Providence, contre maintien de l’industrie sur le sol national et reconquête du plein emploi. La consommation intérieure allemande a stagné pendant que les exportations explosaient. Aujourd’hui, les salariés allemands exigent – et obtiennent – la contrepartie de leurs efforts : chômage à 4,7%, SMIC à 8,50 €, augmentation régulière des salaires…
- Les travaillistes britanniques ont confirmé le choix de leurs prédécesseurs conservateurs de spécialiser l’économie du Royaume-Uni dans l’industrie financière et les services à haute valeur ajoutée. Ils ont conservé une fiscalité favorable au capital et aux grandes fortunes et se sont opposés à toute harmonisation fiscale et sociale par le haut dans l’Union européenne.
- Les Espagnols ont profité des bas taux d’intérêt que leur garantissait l’euro pour surinvestir dans l’immobilier au soleil et les infrastructures, afin de faire de l’Espagne la Floride du vieux continent… On pourrait allonger cette liste, et les gouvernements français n’en seraient pas exclus, qui n’ont pas réformé leur Etat-Providence (contrairement aux Scandinaves) et ont financé beaucoup de nouvelles avancées sociales par la dette et la dépense publique.
Ces politiques du chacun pour soi ont davantage profité aux Etats les plus industrialisés, du fait de cette loi de la géographie économique, qui veut que dans une zone monétaire imparfaite – c’est-à-dire sans banque centrale complète, sans budget véritable, sans gouvernement économique… - les investissements productifs vont aux régions les plus industrialisées, celles qui disposent déjà des éco-systèmes d’innovation et de développement, et désertent les régions les moins industrialisées  . Il n’est pas surprenant en conséquence que ce soient les gouvernements conservateurs de ces Etats qui se montrent les chantres les plus zélés des idéologies ultra, néo, ou ordo-libérales et des politiques qu’elles inspirent. Mais elles se révèlent finalement préjudiciables pour tous, y compris pour les pays excédentaires de l’Europe du Nord. Malgré ses excédents commerciaux record, l’Allemagne n’enregistre, sur la dernière décennie, qu’1% de croissance annuelle. L’excédent de son commerce avec les pays de l’Union européenne est tombé de 51 milliards en 2003 à 24 milliards en 2013, en raison de la stagnation de la demande dans les pays de la zone euro, sous l’effet de la crise de 2008, et surtout des politiques d’austérité drastique menées depuis 2011.  

Un modèle non transposable

Aucune de ces stratégies nationales de réponse à la mondialisation capitaliste ne peut être érigée en modèle généralisable, auquel tous les Etats membres devraient se conformer, et surtout pas la stratégie allemande. Et cela pour deux raisons : la première, c’est que rares sont les pays de l’Union européenne qui disposent des ressources dont bénéficie l’Allemagne, évoquées ci-dessus : excellente spécialisation économique, dense réseau de PME, culture du compromis et de la co-responsabilité entre partenaires sociaux …
La seconde raison qui rend la stratégie allemande intransposable, c’est que si tous les pays européens avaient comprimé pendant dix ans leur demande intérieure en bloquant, voire, dans bien des secteurs, en réduisant le pouvoir d’achat de leurs salariés, qui aurait absorbé les exportations allemandes ? Celles-ci sont destinées aux deux tiers au marché européen, même si la part de l’Asie monte continuellement.   Les excédents allemands sont les déficits des pays européens et inversement. C’est parce que le pouvoir d’achat a continué de croître dans la plupart de ces pays, jusqu’en 2008, que la stratégie allemande a été possible. Si elle venait à être généralisée, elle se verrait privée des conditions de son succès. C’est ce qui s’est passé avec la politique d’austérité généralisée que les droites européennes ont imposé, après la crise des dettes souveraines, en 2009, et qui explique en partie la faible croissance allemande.
On trouve là le « noyau rationnel » de la thèse des procureurs de « l’hégémonisme allemand » : en exigeant de tous les Etats membres de l’UE qu’ils suivent son exemple, l’Allemagne, et au-delà d’elle tous les pays de l’Europe du Nord, perpétuent un système qui leur est favorable et qui est préjudiciable aux Etats du Sud. Les inflexions récentes montrent que les intérêts légitimes de ces derniers peuvent être pris en compte par l’Union européenne, au nom de l’intérêt général européen et de la poursuite de la construction de l’UE.

Pour un néo-keynésianisme écologique et continental

Pour promouvoir une nouvelle croissance en Europe, distincte de la croissance prédatrice et inégalitaire du siècle dernier, mais suffisamment forte et durable pour reconquérir l’emploi, il faut combiner des stratégies nationales coopératives et une stratégie macroéconomique continentale : mettre en œuvre un programme européen de relance de la croissance par l’investissement,  plus ambitieux que l’actuel Plan Juncker et assurant la transition écologique et numérique ; transformer la BCE en banque centrale complète, payeur en dernier recours et préoccupé de croissance et d’emploi, à l’instar de la FED américaine, autant que de stabilité monétaire. Parachever l’Union bancaire en édifiant son troisième pilier : la garantie des dépôts à hauteur de 100 000 euros par épargnant. Instituer un véritable budget européen, doté de ressources propres, en lieu et place du mini-budget actuel, inférieur à 1% du PIB continental (contre 22% pour le budget fédéral américain). Harmoniser progressivement la fiscalité et les lois sociales dans la zone euro. Mutualiser les dettes souveraines, au-delà de 60% du PIB, comme le proposent les « 5 sages », conseillers du gouvernement allemand. Démocratiser l ‘Union européenne, en donnant une organisation politique aux pays de la zone euro, car plus de solidarité appelle plus d’intégration européenne, et plus intégration exige plus de démocratie.
Ces objectifs dessinent une figure de l’intérêt général européen, à laquelle les progressistes allemands et français peuvent souscrire. Pour les approcher et les atteindre,  la coopération entre nos deux Etats est une nécessité. François Hollande, Manuel Valls, Laurent Fabius l’ont bien compris, qui ont rétabli, chacun à son niveau, des liens de confiance et d’action commune avec leurs homologues allemands.
Les Allemands ont fait mieux que quiconque en Europe.
L’Allemagne est une grande démocratie, elle ne veut pas une Europe allemande, qu’elle sait hors de portée, mais une Allemagne européenne. Son gouvernement défend âprement ses intérêts nationaux, comme le font tous les autres en Europe, à commencer par le nôtre, mais il a montré à maintes reprises qu’il savait aussi prendre en compte l’intérêt général européen, même s’il lui en coûte.
Plus que jamais, la relance et la réorientation de la construction européenne passent par la coopération franco-allemande. Coopération conflictuelle, sans doute, car nos pays sont à la fois alliés et concurrents. Mais coopération qui peut être mutuellement avantageuse, et sans laquelle l’Union européenne n’a pas d’avenir.

Henri Weber, directeur des Etudes auprès du Premier secrétaire du Parti socialiste.