Comment la France a évité que Mai 68 ne dégénère en lutte armée, publié dans le HuffingtonPost

05/06/2018
Pourquoi en France la "fête juvénile" n'a t'elle pas débouché sur les "années de plomb"?

Pourquoi le gauchisme français, si massif et si violent en 1968, n'est il pas passé à la lutte armée, comme l'ont fait ses homologues italiens, allemands, japonais, américains?

 

http o.aolcdn.com hss storage midas 24d4ae972be6626c5435fbffaaf2f6d0 206425185 000 Par7327157Pourquoi en France la "fête juvénile" n'a t'elle pas débouché sur les "années de plomb"? Les raisons de cette heureuse exception sont multiples, je ne retiendrais que les cinq principales.

 

En France, tout d'abord, le contentieux entre les baby-boomers et la génération de leurs parents était nettement moins lourd qu'en Allemagne, Italie, et Japon. Ces pays de "l'Axe" ont engendré dans les années 1930 le fascisme, le nazisme et leur équivalent nippon, qui les ont mené dans les années 1940 au désastre et à l'ignominie dans la guerre. En France s'était imposé le mythe gaullo-communiste d'un Peuple majoritairement résistant, malgré la trahison d' une poignée de collaborateurs vichystes. De Gaulle, Chaban-Delmas, Messmer, tous résistants de la première heure, étaient au pouvoir. Il n'était pas facile dans ces conditions d'accréditer la fable maoïste du "Nouveau fascisme" contre lequel il fallait lever une "Nouvelle Résistance".

 

En second lieu, la classe dirigeante française avait su faire face au soulèvement de la jeunesse et à la grève générale ouvrière avec beaucoup d'intelligence politique et de doigté. Le gouvernement de Georges Pompidou, efficacement servi par le Préfet de police André Grimaud, était parvenu à éviter l'irréparable : que les forces de l'ordre, mises à rude épreuve, n'ouvrent le feu sur les étudiants, comme l'avait demandé le Général de Gaulle à son retour de Roumanie. Qu'au terme de six semaines d'affrontements quotidiens et violents on n'ait eu à déplorer que six morts, dont trois par accident, témoigne d'une grande retenue, d'ailleurs des deux côtés. Ayant compris très tôt que le PCF, débordé, ne voulait pas s'emparer du pouvoir, mais souhaitait ardemment au contraire le retour à l'ordre républicain, Pompidou et ses principaux ministres, dont les enfants se trouvaient parmi les manifestants, ont voulu préserver l'avenir en ne s'aliénant pas profondément la jeunesse et la classe ouvrière. Le ressentiment et la colère des franges les plus politisées de celles-ci s'en sont trouvés atténués.

 

D'autant que, - troisième raison du choix de la voie pacifique -, une perspective politique alternative à la conquête du pouvoir par la violence leur était ouverte avec la conclusion, en 1972, de l'Union de la Gauche sur un programme commun de gouvernement, auprès duquel celui de Jean Luc Mélenchon fait figure aujourd'hui de projet modéré. Pour répondre aux aspirations révélées par le tsunami social et culturel de Mai-juin 68, les partis de gauche et les syndicats avaient en effet sensiblement radicalisé leur offre. "Nationalisations, Planification, Autogestion", était devenu soudainement le mot d'ordre unitaire de la gauche politique et syndicale, de Marchais à Mitterrand, de Maire à Krasucki. En la portant au pouvoir la jeunesse contestataire et l'avant garde ouvrière pouvaient espérer obtenir par les urnes ce qu'elles n'avaient pu conquérir par la rue.

Une autre raison, généralement occultée a joué également un grand rôle. Elle réside dans la srtucture particulière de l'extrême-gauche française : les trois organisation trotskistes, farouchement hostiles à la violence minoritaire, de type anarchiste, au sein de nos démocraties développées, étaient hégémoniques au sein de la mouvance gauchiste; les organisations anarcho-maoïstes y étaient minoritaires. C'était la situation inverse qui prévalait en Italie, en Allemagne et au Japon. La lutte idéologique et politique intense menée par les trotskistes contre la tentation terroriste de l'ultra gauche hexagonale a limité son attrait.

The last but not the least, je crois que la judaïté des principaux dirigeants de la "Gauche prolétarienne" (GP) n'est pas étrangère non plus à l'heureux dénouement de la "Révolution de Mai". En relation avec le Front Démocratique de Libération de la Palestine (FDLP), ses dirigeants avaient pu mesurer les dérives barbares auxquelles menaient un certain terrorisme. L'assassinat en septembre 1972 de la délégation israélienne aux jeux olympiques de Münich les avait frappé d'horreur et sans doute décidé à s'extraire de cette spirale mortifère. En Novembre 1973, après l'enterrement de Pierre Overney, la direction de la GP, sur proposition de Benny Lévy, décréta l'auto-dissolution de son organisation, afin que nul ne puisse usurper sa légitimité pour recourir à l'action armée. "Action directe", corpuscule anarchiste issu d'une toute autre filiation, n'est apparu qu'en 1979, et a sévi dans les années 1980.

D'autres causes peuvent être invoquées, mais, même quand elles sont pertinentes, elles pèsent peu face à la combinaison de ces raisons principales.

Henri Weber, co-fondateur de la Ligue communiste, ancien sénateur et député européen socialiste, est l'auteur de "Rebelle jeunesse" Editions Robert Laffont, Paris, 2018.