Mai-68 : comment continuer ? Publié dans l'Obs

07/05/2018
Que garder de Mai-68 ? L'analyse d'Henri Weber, ancien sénateur et député européen socialiste, auteur de "Rebelle jeunesse".

16513021Henri Weber, ancien sénateur et député européen socialiste, auteur de "Rebelle jeunesse" (Robert Laffont, mai 2018), livre son analyse des événements de Mai-68.

Mai-68 n’est pas un événement franco-français comme le Front populaire ou l’avènement de la Ve République en mai 1958. C’est un mouvement international qui commence au début des années 1960 en Californie et au Japon, culmine en France et en Italie en 1968 et s’achève au milieu des années 1970 après avoir déferlé dans quarante-deux pays et quatre continents. Il ne se limite pas à quelques semaines mais se déploie sur quinze ans. Les anglo-saxons parlent à juste titre des "sixties".

Sa force motrice n’est pas une classe sociale – la classe ouvrière ou les nouveaux travailleurs intellectuels – mais, comme l’a bien vu dès le début Edgar Morin, une classe d’âge, "la bio-classe adolescente juvénile". Il n’y a qu’en France que le soulèvement de la jeunesse à déclenché une grève générale de l’ensemble des salariés et une crise politique majeure. En Allemagne, aux Etats-Unis, les ouvriers font le coup de poing contre les étudiants.

Remake des "trois glorieuses"

Comme tout authentique mouvement de masse, mobilisant des millions de citoyens, le mouvement de Mai-68 fut hétérogène. Il est facile pour ses procureurs de cibler telle ou telle de ses composantes, particulièrement délirante, et de le réduire à celle-ci. Facile mais assez vain : il ne faut pas confondre l’écume de la vague avec la profondeur de la mer.

L’écume du mouvement de 68 ce furent les groupuscules gauchistes : trotskystes, maoïstes, anarchistes, spontanéistes… Ils ont donné à la radicalisation de la jeunesse, commencée sur le terrain sociétal du  "look", de la musique, du sexe, de la contre-culture, une expression politique, un langage, un folklore, un "grand Récit" : celui de la longue suite des révolutions françaises et européennes visant à parachever l’œuvre de 1789.

Forêt de drapeaux rouges, portraits géants des grands ancêtres, chants révolutionnaires, barricades, occupation des lieux de travail, affrontements violents avec les forces de l’ordre… Etudiants et ouvriers ont joué pendant six semaines le remake des "trois glorieuses" de 1848, de la Commune de 1871, du Front populaire de 1936,  de la Libération de Paris… sans oublier celui  de la Révolution d’Octobre 1917. Mais dans ses profondeurs, le mouvement n’était ni trotskiste, ni maoïste, ni anarchiste, ni même communiste moscoutaire.

Libertaire, hédoniste, utopique...

Dans son courant principal, Mai-68 fut un grand mouvement démocratique et libertaire, hédoniste et communautaire, et dans sa frange la plus politisée, romantique et utopique. Comme mouvement démocratique la "Révolution de mai" s’est attaquée à toutes les formes de discriminations : entre les classes sociales, les "races", les genres, les orientations sexuelles, les religions, les régions, au nom de l’idéal d’égalité.

Comme mouvement libéral, au sens politique et culturel du terme, il s’est dressé contre toutes les formes autoritaires d’exercice du pouvoir : mandarinal à l’université, paternaliste ou technocratique dans les entreprises, patriarcal dans la famille, machiste dans le couple, bonapartiste dans la nation.

Comme mouvement hédoniste et communautaire, il s’est insurgé contre le puritanisme répressif  d’une société encore profondément marquée par la morale traditionnelle, mais aussi contre la solitude de masse engendrée par l’urbanisation accélérée et la généralisation des rapports marchands.

Comme mouvement romantique et utopique, enfin, il s’est élevé contre l’avenir médiocre et routinier qui était promis à la grande majorité de la jeunesse dans la société d’exploitation et de consommation de masse – "boulot, métro, télé, dodo…" - au nom de la "vraie vie", intense, fraternelle, authentique, épanouissante.

L’image positive que conserve Mai-68 dans la mémoire collective des trois quart des français (1), en dépit des campagnes de dénigrement de plus en plus violentes orchestrées par les droites, tient aux nombreuses conquêtes démocratiques et sociales qui lui sont attribuées, en mai-juin, et tout au long de la décennie suivante. Au "moment de grâce" aussi, la "parenthèse  enchantée" qu’ont constitué ces semaines où la société toute entière s’est arrêtée et s’est mise à débattre librement de son présent et de ses avenirs possibles.

A son passif

Au passif du mouvement de Mai-68, je retiendrais sa valorisation, voire pour certains, son véritable culte de la violence. Les baby-boomers sont venus à la politique par révolte contre les guerres coloniales et par solidarité avec les luttes de libération nationale des peuples du tiers-monde. Celle des Algériens, pour les plus âgés, et celle des vietnamiens. L’idée que la violence des opprimés est légitime et nécessaire leur paraissait évidente. Certains d’entre eux ont mis trop de temps à comprendre que si la violence était légitime pour lutter conte des régimes despotiques ou totalitaires, elle ne l’était pas pour réformer nos démocraties développées. Celle-ci se transforme par la persuasion, les éléctions, la loi, les contrats.

A son passif également je mettrais la réactivation de la culture révolutionnaire de la gauche française et de son logiciel marxiste. En 1966 la gauche non communiste avait commencé son aggiornamento idéologique, au colloque de Grenoble, animé par Mendès-France et Rocard. Elle se tournait vers les modèles sociaux-démocrates nordiques et rhénans, et vers leur réformisme assumé. Mai-68 est venu balayer ce renouveau et a ouvert un cycle de radicalisation politique qui ne s’est épuisé qu’au milieu des années 1980.

Ce retour de flamme de notre culture d’affrontement a été particulièrement dommageable à une époque où la "troisième révolution industrielle" et la "seconde mondialisation" exigeaient un énorme effort de modernisation économique et sociale de notre pays. La réactivation de l’idéologie de la "lutte des classes" et de la culture du conflit a considérablement aggravé au contraire les rigidités de la société française et sa résistance au changement.

Cinquante ans après le bilan de mai 68 apparaît contrasté mais largement positif. Comme ceux du Front-populaire de 1936 ou du gouvernement de 1945, issu du Conseil national de la résistance. Il faut dépasser Mai 68 tout en le conservant : garder sa ferveur démocratique et hédoniste, défendre et approfondir ses acquis ; mais renoncer à la violence comme moyen de transformation de la société et de conquête du pouvoir. Abandonner l’utopie chimérique de la société parfaite, non pour tourner le dos à toute utopie, mais pour adhérer à l’utopie réaliste de la "social-écologie" et de l’Europe politique : faire l’Europe , et de l’Europe la première démocratie économique, écologique, sociale du monde, creuset d’une Nouvelle Renaissance et levier d’une autre mondialisation.

Henri Weber

(1) Voir l’enquête Louis Harris, dans le "Nouveau Magazine Littéraire", avril 2018, et le sondage Viavoice dans "Libération" du 2 mai.