Réorienter l'Union

Dans sa longue marche pour
relancer et réorienter la construction européenne, la gauche réformiste doit relever aujourd’hui quatre défis.
C’est l’urgence. Cinq années d’austérité généralisée en Europe nous ont mené au seuil du « scénario japonais» . Les socialistes ont toujours opposé à la politique austéritaire de la droite européenne, une stratégie différenciée de sortie de crise : les États excédentaires d’Europe du Nord – et en premier lieu l’Allemagne – disions nous, doivent relancer leur consommation et leurs investissements pour servir de locomotive à l’Europe. Les États surendettés – dont la France ! - doivent s’engager, quant à eux, sur une trajectoire de retour à l’équilibre de leurs comptes publics, mais en prenant leur temps, pour ne pas sombrer dans la récession ou compromettre les chances d’une reprise.
Aujourd’hui, le président de la BCE, Mario Draghi, ne dit pas autre chose : « Depuis 2010, la zone euro souffre d’une politique budgétaire insuffisante, a-t-il déploré le 22 août à Jackson Hole (États-Unis), surtout si on la compare aux autres économies avancées... l’Union est allée trop loin dans l’austérité, c’est la raison de sa stagnation économique et de la menace de déflation... » (Le Monde du 23 août 2014)
1 000 milliards de TLTRO
« Super Mario » a fait tout ce qui était en son pouvoir pour écarter cette sombre perspective. Le 4 septembre, il a encore réduit les taux d’intérêt de la BCE (0,15 % pour les emprunts à dix ans). Le 18, il a lancé le coup d’envoi d’une série de nouveaux prêts aux banques de l’eurozone – six en trois ans pour un montant total de 1 000 milliards d’euros ! – afin de les inciter à prêter aux entreprises. Ces TLTRO (Targeted Long- Term Refinancing Operations) s’ajoutent aux 1 000 milliards de LTRO, déjà prêtés à bas taux aux établissements financiers en 2012 pour surmonter la crise bancaire. En avril 2015, il a obtenu l’aval de la BCE pour lancer une politique de « quantitative easing » (d’accomodement monétaire) à l’européenne. Depuis cette date, et jusqu’à septembre 2016 au moins, plus longtemps si nécessaire, la BCE rachète pour 60 milliards d’euros par mois d’obligations d’Etat, et désormais aussi d’entreprises. Elle injecte ainsi plus de 1600 milliards d’euros dans l’économie européenne, en actionnant la planche à billets. Ces interventions ont aussi contribué à baisser la valeur de l’euro (-20 % depuis mai 2014), et favoriser ainsi les exportations des États de la zone.
La BCE continuera dans cette voie, a assuré Mario Draghi, mais « les gouvernements doivent aussi faire leur travail » en usant de l’arme budgétaire : « Une stratégie cohérente pour réduire le chômage doit s’appuyer sur des mesures d’offre et de demande, tant dans la zone euro qu’aux niveaux nationaux », a-t- il conclu devant l’assemblée des banquiers centraux. Puisse Angela Merkel entendre cet appel !
PROMOUVOIR UNE NOUVELLE CROISSANCE
Distincte de la croissance prédatrice et inégalitaire du siècle dernier, mais robuste et durable : c’est l’essentiel, car sans une telle croissance, rien n’est possible en Europe : ni le retour progressif à l’équilibre des comptes des États surendettés, ni la réindustrialisation de notre continent et son redéploiement vers les activités d’avenir, ni la préservation de notre modèle social, ni la transition écologique.
En réalité, il s’agit de réussir l’adaptation progressiste de l’Union européenne à la mondialisation et à la troisième révolution industrielle – celle du numérique et des bio-technologies. Adaptation progressiste, et non régressive : en développant une économie de l’excellence, fondée sur la connaissance, l’innovation, l’écologie, la qualification, nous conquerrons notre place dans la nouvelle division internationale du travail et préserverons notre civilisation. Tel est, pour les socialistes, le nouveau but de la construction européenne.
315 milliards en 3 ans
Là encore, leurs idées ont marqué des points : Jean-Claude Juncker, le nouveau président de la Commission, a fait de la relance de l’économie européenne par l’investissement le premier engagement de son programme. C’était la condition posée par les députés socialistes pour lui donner leurs voix. L’ex- Premier ministre du Luxembourg s’est engagé à investir 315 milliards d’euros, en trois ans, dans les projets retenus par la stratégie « UE 2020 ». C’est moins que ce que les socialistes demandaient - 200 milliards par an – (sur la base d’études commandées à l’OFCE et à l’Institut allemand IMK). Mais c’est un pas dans la bonne direction.
Simultanément, la capacité de prêt de la BEI (Banque européene d’investissement) a été portée à 60 milliards d’euros. Ses dirigeants ont reçu pour consigne d’investir dans les industries d’avenir et non plus dans des projets hyper-sécurisés. Le système des obligations européennes dédiées à des projets – les Europrojects – a été étendu. La BCE s’est engagée à acheter des obligations d’entreprises, notamment celles des PME et ETI, dans les secteurs d’activité priorisés par l’U.E. La Commission européenne a reçu mandat de présenter « de bons projets d’investissements européens », en décembre 2014. Voté en juin 2015 par le Parlement européen, le plan Juncker est entré en application.
Jeudi 11 septembre 2014, elle a lancé des appels d’offre aux États membres pour qu’ils présentent des projets pour la première tranche (12 milliards d’euros) d’un plan visant à étoffer le réseau de transports transeuropéen, doté au total de 26 milliards
d’euros pour 2014-2020 (trois fois plus que dans le précédent budget prévisionnel 2007- 2013).
Le démarrage des travaux est prévu pour l’été 2015 .
D’autres programmes existent, visant à développer en Europe les industries du futur (les NBIC : nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives) ; à promouvoir la transition écologique (isolation thermique des bâtiments, développement des énergies renouvelables, réseaux électrifiés intelligents, éco-conception des produits, économie circulaire...) ; à conforter l’Europe de l’espace, de la Recherche, de l’agriculture et de l’élevage, sinistré par la surproduction.
Reste à trouver, ou à compléter, les financements. Les 315 milliards de Juncker, les 60 de la BEI, les recettes de la future taxe sur les transactions financières n’y suffiront pas, il s’en faut de beaucoup. Le seul programme d’interconnexion des réseaux transeuropéens énergétiques, numériques, et des transports (« Connecting Europe »), adopté par le Parlement, exige 1 500 milliards d’investissements d’ici 2020 ! Les fonds publics européens doivent servir de capital d’amorçage pour attirer l’épargne privée à long terme, européenne et internationale.
Pour une stratégie différenciée de sortie de crise
L’idée qu’il faut favoriser la croissance en relançant l’investissement gagne, même en Allemagne. La Commission Fratzscher, installée par Sigmar Gabriel, le ministre de l’Économie et des Finances d’Angela Merkel, préconise 75 milliards d’euros d’investissement par an, notamment pour restaurer les infrastructures de transport. Directeur de l’Institut de conjoncture économique DIW, président de la nouvelle Commission de renforcement de l’investissement, mise en place par Sigmar Gabriel, Marcel Fratzscher vient de publier un essai – L’Illusion allemande - où il rappelle que 20 % des autoroutes et 46 % des ponts sont vétustes en Allemagne. Il affirme que l’Allemagne souffre d’un sous- investissement chronique qui se solde par une baisse de 500 milliards de la valeur de son patrimoine et qu’elle peut consentir à un investissement de 75 milliards d’euros par an dans ses infrastructures sans déroger à sa « règle d’or » budgétaire.
Côté demande, l’institution d’un SMIC horaire de 8,50 euros sera achevée en 2017, ce qui n’est pas un piètre progrès, dans un pays où les salaires sont bas dans les secteurs peu syndiqués, et où sept millions de travailleurs touchent moins de 4 euros de l’heure. Les salaires augmentent à nouveau depuis 2010, à chaque nouvelle convention de branche. Insuffisamment, toutefois, selon la Bundesbank – on aura tout vu ! – qui réclame des hausses de revenu plus substantielles pour relancer la consommation populaire.
L’accueil de centaines de milliers de réfugiés syriens, irakiens, relativement jeunes, issus des classes moyennes éduquées, dans une économie en pénurie d’emplois et une société en déclin démographique aura également un effet positif sur la croissance. Déjà, le gouvernement a dégagé 6 milliards d’euros pour financer l’accueil et l’insertion de cette vague de demandeurs du droit d’asile. « Il faudra plus du double », a affirmé la présidente social-démocrate du Land de Rhénanie-Westphalie, le plus peuplé d’Allemagne. Et davantage car le flot des réfugiés n’est pas près de se tarir.
Le nouveau gouvernement de coalition est revenu sur la réforme des retraites (on reparle de la retraite à 63 ans, le spectre de la retraite à 67 ans en 2029 s’éloigne...) et a fait un geste, notamment en faveur des mères retraitées, des allocations de rentrée scolaire, et du logement.
DÉMOCRATISER L’UNION EUROPÉENNE : C’est le fond, car il n’y aura pas de progrès de la solidarité européenne, sans progrès de l’intégration entre ses États membres. ; et il n’y aura pas de progrès de l’intégration, sans progrès de la démocratie européenne, au double sens de progrès de la légitimité des autorités de Bruxelles et de renforcement de leur efficacité.
À cet égard, quelques avancées appréciables ont également été effectuées.
Le Parlement européen a accru ses pouvoirs : il a imposé aux chefs d’État et de gouvernement le droit d’élire à la présidence de la Commission, le candidat de la famille politique arrivée en tête de l’élection européenne. Désigné à la fois par les électeurs et par les députés européens, celui-ci dispose désormais, face au Conseil, d’une légitimité et d’une autorité dont ne jouissaient aucun de ses prédécesseurs, choisis souverainement
par les trois ou quatre chefs d’État les plus puissants.
Premier bénéficiaire de cette nouvelle procédure, Jean-Claude Juncker en a immédiatement tiré parti. Ne pouvant pas revenir, pour l’heure, sur la norme d’un commissaire par État, ce qui donne une Commission pléthorique de 28 membres, il a différencié et hiérarchisé son équipe, faisant droit à une vieille revendication des socialistes.
Sept vice-présidents
De même que dans les gouvernements nationaux il existe des ministres d’État, des ministres de plein exercice et des secrétaires d’État qui leur sont subordonnés, il a désigné sept vice-présidents, chacun responsable de tout un secteur d’activité, et des commissaires traditionnels, travaillant sous leur supervision.
Ces vice-présidents, chargés des dossiers jugés prioritaires, ne disposent pas d’une administration spécifique, mais jouissent d’une partie des prérogatives de la présidence : la capacité d’imposer leur calendrier (agenda). Ce sont eux qui donnent (ou non) le feu vert aux propositions des commissaires dont ils ont la charge de coordonner l’action. Jean-Claude Juncker a mis à profit, simultanément, son droit d’attribuer les responsabilités des commissaires et de définir leur champ de compétence. Il l’a fait, bien entendu, en concertation avec les chefs d’État, mais non en soumission à leurs desiderata. Pierre Moscovici s’est vu ainsi ajouter la fiscalité à son portefeuille de commissaire à l’Économie. Mais il s’est vu aussi attribuer un vice-président chargé de contrôler son secteur, le Letton Valdis Dombrovskis, qui a redressé son pays en baissant les salaires des fonctionnaires de 15 % ! Frans Timmermans a été propulsé numéro 2 de la Commission, avec le titre de Premier vice-président, bras droit de Jean-Claude Juncker ; Günther Oettinger, le commissaire allemand, s’est vu attribuer le poste de l’Économie digitale, dans laquelle le président de la Commission place de grands espoirs. Invoquant l’impératif de la parité, il a obtenu des Belges la désignation de Marianne Thyssen, qu’il tient en haute estime, et à qui il a confié la commission stratégique de l’emploi.
D’une façon générale, il a fait pression sur les gouvernements nationaux afin qu’ils envoient à Bruxelles des responsables de premier plan, et non des indésirables qu’ils souhaiteraient éloigner de leur scène nationale.
La Commission Juncker compte ainsi cinq Premiers ministres (ou ex-Premier ministre dont Juncker lui-même), trois vice-Premiers ministres et plusieurs ministres en fonction. Si l’on ajoute à cela le fait que la Banque centrale européenne a de fait élargi ses missions aux objectifs de la stabilité financière, avec la supervision des banques européennes systémiques dans le cadre de l’Union bancaire ; et à la croissance et à l’emploi, si l’on en juge par les exhortations que Super Mario a adressé aux chefs de gouvernement pour qu’ils revoient leur politique budgétaire ; le fait aussi que le Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement a poursuivi son institutionnalisation, en élisant à sa présidence permanente le Polonais Donald Tusk et en programmant des sommets réguliers ; que la zone euro cherche la voie de son organisation et de son financement spécifique ; force est de constater que tous les piliers de l’autorité européenne ont simultanément renforcé leur organisation et leur capacité d’action. Reste à redéfinir, dans ces conditions, la nouvelle répartition des compétences et les modalités de leur articulation.
4. UNE POLITIQUE
DE SÉCURITÉ ET DE DÉFENSE COMMUNES
Face au terrorisme djihadiste et au nouvel impérialisme grand russe, les pays européens ne peuvent plus continuer à se comporter comme une amicale de nations marchandes, sous-traitant leur sécurité aux États-Unis. Ils doivent assumer pleinement leur responsabilité dans la construction d’un nouvel ordre mondial et s’en donner les moyens, y compris militaires.
Les euro sceptiques diront que tout cela est insuffisant, en regard des défis auxquels les Européens se trouvent confrontés, et ils auront raison.
Les optimistes diront que ce sont autant de pas en avant, en vue d’une réorientation de l’Europe, qui en appellent et en permettent d’autres.